Hervé
Beurel

UP . 11.09.2025

Tableaux trouvés

Texte de Patrick Nardin dans la revue Focale, 8 juin 2020

Hervé Beurel photographie les décorations murales des années 1950-1970, accompagnant les grands programmes architecturaux de l’époque ; fresques, mosaïques, bas-reliefs ou autres, issus le plus souvent de la commande publique, font l’objet d’un recadrage rigoureux qui les sépare de leur contexte original. Les compositions qui en découlent évoquent singulièrement l’abstraction géométrique des années 1950 ou 1960, avec des couleurs et des textures affirmées ; l’usure des murs, la surface parfois fatiguée des mosaïques, les traces de dégradation, produisent le sentiment d’une matière travaillée qui évoque les couches de peinture superposées d’un tableau. Sous le titre Collection publique, Hervé Beurel a ainsi réalisé quarante- neuf photographies reprenant une forme oubliée de l’art du xxe siècle en France. Provenant largement du 1 % artistique, les œuvres considérées appartiennent aujourd’hui à un patrimoine jugé obsolète, aussi bien par la sophistication désuète des arrangements géométriques que par la nature de la commande, liée aux projets d’architecture ou d’urbanisme selon des détours parfois obscurs. Cet art déconsidéré et aujourd’hui « inaperçu » fait l’objet ici d’un intérêt paradoxal qui lui redonne une forme d’actualité, tout en le soustrayant à son terrain d’origine.

Hervé Beurel appelle chaque œuvre de cette série Tableau en lui ajoutant un numéro, ce qui conjugue une figure classique de l’art à une forme de classement scientifique qui se déclinerait comme une archive. Il revoit certains gestes obscurs en les restituant à l’échelle d’une toile peinte et non à celle des architectures auxquelles elles appartiennent ; composées de manière rigoureuse, ses images rectangulaires se transforment, une fois imprimées et marouflées sur panneaux, en une fiction picturale qui réactive un monde oublié. L’exposition de ces Tableaux plonge étrangement le spectateur dans un temps décalé, entre des compositions datées, qui trouveraient aisément place dans un film de Jacques Tati, et la contemporanéité de la démarche qui les ressuscite. Les tirages n’ont rien de spectaculaire, mais un regard distrait pourrait hésiter sur leur nature et ne comprendre qu’après coup qu’il n’y a là aucune peinture ; ce sont en quelque sorte des objets transitionnels, qui rappellent une histoire de l’art tout en interrogeant la nature du fait artistique ; où est l’œuvre ici ? dans les commandes retrouvées ou dans l’action du photographe ? Il est évidemment facile de répondre qu’elle est dans le dispositif tout entier, de l’enregistrement à l’exposition. Il reste qu’elle se tient dans une situation indécise entre œuvre et document. La cohérence visuelle de la série, ce qui donne le sentiment d’une unité de conception, alors que de nombreux artistes et des lieux très différents sont cités, et le simulacre de l’accrochage de tableaux peints dans lequel elle se place, écartent cependant toute perception didactique ou documentaire.

Le travail de prise de vues tend à s’effacer : les plans sont frontaux, sans profondeur, seulement attentifs à l’équilibre de la construction graphique. Hervé Beurel regarde les murs comme un peintre, mais laisse hors-champ la matérialité objective de la peinture. Dans cette re-présentation, il conserve cependant un certain détachement, prélevant un fait visuel qu’il observe sans opérer sa réinterprétation ; cette dernière appartient au spectateur, au gré des connaissances qu’il possède sur l’histoire ainsi racontée. Ce street art des années 1950-1970, qui semble très loin de nous, renvoie chacun au rapport contemporain qu’il entretient avec les images, tout particulièrement celles qui occupent l’espace public, laissant planer la menace d’un destin qui se répète, frappant de la même obsolescence ce qui paraît novateur aujourd’hui.

Patrick Nardin