Hervé
Beurel

UP . 11.09.2025

L'œuvre d'Hervé Beurel produit de l'art en public

Texte de Marie-Laure Viale
Catalogue Collection publique, Frac Bretagne éditions, 2016

Assis, le corps de l’enfant épouse les angles d’un petit volume en béton. Son regard nous emmène vers un deuxième enfant posé sur un solide en forme de pyramide tronquée ; sa position complète l’apex. Un troisième, dynamique, rejoint un groupe composé d’un corps allongé sur une base en forme de banc. Pour terminer ce tableau, deux fillettes se penchent au dessus d’un volume creux rempli d’eau. La scène se déroule sur un terrain gazonné, bordé d’un long bâtiment construit par l’architecte Louis Arretche (1905-1991). La photographie a été prise sur le campus universitaire de Rennes 1 alors qu’un campement de caravanes a envahi le terrain. Au milieu, les enfants trouvent de quoi s’amuser, des volumes en béton aux formes variées sont installés et délimitent un périmètre où de multiples combinaisons d’événements sont à jouer.
Concrete figures est une installation réalisée par Hervé Beurel en 2013, sept volumes en béton moulé forment un dessin rigoureux au sol. Ces modules sont les répliques à l’échelle anthropomorphique de socles de sculptures réalisées au titre du 1% artistique entre 1967 et 1976 lors de la construction de l’Université. Bien que les œuvres réalisées dans ce cadre représentent en France de très nombreuses pièces, ce patrimoine reste méconnu. Depuis 1996, Hervé Beurel s’y intéresse et mène une enquête, repérant puis collectant les images de ces vestiges souvent invisibles car fondus dans le contexte architectural et urbain. Concrete figures et Collection publique font partie des œuvres réalisées par l’artiste depuis 2004 qui prennent appui sur ce corpus. Il s’agira donc dans ces lignes de définir quelle est la marge de manœuvres qu’Hervé Beurel s’accorde dans ce travail d’appropriation et comment ses œuvres sont à la fois occupées par la question de l’art public et produisent de l’art en public.

Une histoire sous la surface des photographies
Collection publique est une série de quarante-neuf tableaux photographiques dont la prise de vue a prélevé frontalement des peintures, des mosaïques et des bas-reliefs, coupés de leur contexte architectural et urbain, leur offrant une autonomie inédite. Ce fonds d’œuvres réalisées par des artistes souvent inconnus, artistes-conseil attachés à des agences d’architecture, est le sujet de Collection publique.
Les œuvres d’art issues du 1% sont en général considérées comme un art moyen car institutionnel et dévalué par rapport aux modèles artistiques dont il découle. Cette déconsidération résulte aussi d’une histoire méconnue. Ces œuvres d’art public des années 60 et 70 s’inscrivent entre deux influences parallèles, l’une doctrinaire avec la synthèse des arts1 et l’autre de politique culturelle avec le 1%. Après guerre, l’argent de la Reconstruction laisse entrevoir aux acteurs de la synthèse des arts la possibilité de réalisations concrètes à une échelle industrielle. À cette période, cette théorie est portée conjointement par Le Corbusier et l’ingénieur puis sculpteur André Bloc à travers l’Association de la Synthèse des Arts qu’ils fondent en 1949. La seconde influence émane de l’État et préfigure une politique culturelle en France avec la mise en place du 1% artistique en 1951 qui refond un projet de loi écrit par Jean Zay en 1936. Le décret est porteur d’une utopie d’éducation artistique démocratisée par le seul contact quotidien avec des œuvres d’art. Mais en 1952, la doctrine de la synthèse des arts est fragilisée avec l’échec des « Chantiers de Synthèse2 » portés par Le Corbusier qui avait pour objectif de mettre les artistes au travail dans les conditions réelles de la construction architecturale. En parallèle, le 1%, malgré une mise en place laborieuse, s’applique et s’étend à toute nouvelle construction scolaire bénéficiant indirectement de l’influence des débats autour de la synthèse des arts.
À travers ce sujet et l’enregistrement photographique des décors muraux, Hervé Beurel capte tous les indices et restitue en sourdine cette histoire de deux utopies qui s’ignorent en laissant derrière elles de nombreux témoignages. Bien que les photographies ne prélèvent que la peau des objets, les surfaces livrent de nombreuses informations en plusieurs strates. Au delà du premier coup d’œil qui identifie les œuvres dans le registre de la peinture abstraite et principalement géométrique, les textures des matériaux et les techniques utilisées : peintures sur béton, trames des tesselles des mosaïques et expérimentations de reliefs sur béton, gravé, réservé ou moulé, se substituent aux écrans lisses des photographies. La matière des images est nourrie par la recherche des modes constructifs qui ont permis à ces artistes de sortir des ateliers pour travailler à l’échelle de l’architecture en employant des techniques empruntées à la construction industrielle. À cette consistance de l’image, Hervé Beurel ajoute une nouvelle épaisseur avec l’enregistrement des variations climatiques et le temps écoulé, les fissures et le recouvrement par une patine végétale viennent encore ajouter une couche à l’image. Mais, c’est la dernière strate enregistrée qui finalise l’image avec l’inscription des traces humaines démontrant à travers ces signes qu’il s’agit bien d’un art mis en public, qui a provoqué les interférences nécessaires pour la création d’un espace public. Espace public entendu en référence à Jürgen Habermas3 qui définit pour la première fois cette notion en 1960 comme un espace ouvert entre l’État et la société civile où les citoyens se rencontrent afin de débattre des questions d’intérêt général.

Du socle au module et du module à la sculpture
Sur le campus de Beaulieu, à l’université de Rennes 1, Concrete figures a pris sa place sur le plan-masse parmi les œuvres restantes du 1%. Le groupe de sculptures réalisées par Hervé Beurel s’offre aux étudiants comme des praticables où se poser, s’élever, déclamer et peut-être débattre. L’œuvre découle d’un workshop consécutif à une exposition4 réalisée par l’artiste dans le cadre d’un programme de restauration des œuvres historiques installées sur le campus. Prévus comme socles pour des moniteurs où tourne le plan fixe de chaque sculpture, ces modules, répliques des socles d’origine, font l’objet d’une réflexion avec les étudiants pour en penser une nouvelle présentation.
De 1951 à 1964, les architectes sont chargés de la conduite des dossiers 1%, les plus aguerris sont les architectes nommés par le ministère de la Reconstruction qui réalisent aussi les grandes commandes de l’État en particulier pour le ministère de l’Éducation. C’est le cas de Louis Arretche qui assure la maîtrise d’œuvre des œuvres du 1% dont il a la charge et réfléchit en collaboration avec l’artiste à leur situation et leur présentation sur le campus. Il a même conçu certains socles reprenant des modes constructifs de l’architecture en particulier le béton moulé qui contient en germe la préfabrication et le multiple. Pour la réalisation de ses modules Hervé Beurel reprend la même technique et fabrique des moules qui conservent les caractéristiques volumétriques et le traitement des surfaces des socles originaux à la différence principale que l’artiste moule un seul volume par matrice retrouvant avec Concrete figures l’unicité de l’œuvre d’art. La question de la préfabrication de la production artistique est récurrente dans les années 60, le critique d’art et d’architecture Michel Ragon diffuse dans ses articles les expérimentations d’artistes comme Victor Vasarely et ses prototypes industriables5 . De son côté, André Bloc, sculpteur mais aussi directeur de revues6 fonde en 1949 Art d’Aujourd’hui, véritable vitrine des recherches d’une nouvelle synthèse des arts portée par le groupe Espace qu’il a créé avec Félix del Marle en 1951. En 1964, André Bloc concrétise ses recherches avec la réalisation d’une sculpture-signal au titre du 1%7  ; composée de modules préfabriqués qui s’échafaudent en pile verticale, l’œuvre fait écho sans audience aux recherches des artistes américains du minimalisme.

Les 1% d’Hervé Beurel comme partie intégrante de son œuvre
Les œuvres d’art issues du 1% n’ont suscité que peu de production critique. Des rapports officiels sont commandés et des articles de la presse locale relaient différents scandales autour de la réception des œuvres constituant la majorité des textes produits sur le sujet. En 2008, paraît un ouvrage qui fait office de memorandum, Un Art de fonctionnaires : le 1%. Écrit par le sociologue Yves Aguilar, il analyse l’utilisation et les enjeux du dispositif comme instrument esthétique du pouvoir de l’État. Les artistes eux-mêmes classent dans leur dossier artistique les œuvres de commande dans un chapitre à part, en annexe de leur production principale.
Le corpus des œuvres d’Hervé Beurel s’organise différemment et les trois commandes artistiques qu’il réalise au titre du 1%8 ne peuvent être vues en marge. Il faut les replacer dans la perspective du fort intérêt de l’artiste pour l’architecture et l’art dans l’espace public. À partir de 1996, toutes ses œuvres s’élaborent dans le creuset formé par cette histoire mêlée de l’architecture et de l’art et par une méthode de recherche empruntée à l’archéologie. Mais un archéologue plus aventurier que scientifique car il opère sur le terrain en effectuant des relevés photographiques des motifs caractéristiques mais sans interprétation ni reconstitution, laissant la place au travail artistique. Ainsi, les reliefs qui tapissent les vingt-deux images de Folia9 , polyèdres en mousse absorbant le son dans les chambres sourdes, rappellent les nombreux bas-reliefs qui animent certaines façades des grands ensembles. Autre exemple avec Jardin d’hiver10 qui s’attache aux espaces de circulation en s’appropriant un mobiler urbain familier, le caisson lumineux monté en « sucette », borne dans l’espace de la ville. Le parcours formé par les quatre panneaux du projet artistique propose une continuité visuelle et perméable entre le dedans et le dehors de l’école. Avec une objectivité rigoureuse, Hervé Beurel analyse les architectures et les contextes et insère le projet artistique à l’endroit précis où le travail de l’art en public va pouvoir opérer.

Financé sur des fonds publics (État ou collectivités locales), l’adjectif « public » dans « art public » signifie aussi l’adresse au public sur le territoire d’inscription de l’œuvre. L’art public touche à la cité dans son ensemble et à une manière de faire de la politique. Il fait entrer l’art dans le champ civique, (…)11 .
Hervé Beurel agit sur deux fronts qui finissent par converger. Le premier, avec l’inventaire non exhaustif de Collection publique, qui restitue, en plus du contexte historique, une réception publique in situ avec les inscriptions voire les dégradations humaines enregistrées par l’appareil photo. Ensuite, la présentation des photographies dans l’espace d’exposition permet une lecture de l’espace public consigné et nous donne aussi à voir ces espaces de délibération voire de tensions. C’est une documentation sans commentaire de ces espaces politiques qui y sont retracés. L’autre pendant de son œuvre, des interventions artistiques, certaines avec le 1%, se déploie dans des lieux comme une école, une bibliothèque ou un campus et s’attache particulièrement à cette rencontre publique à travers un choix précis de l’endroit où il faut agir. Ces propositions plastiques encouragent des gestuelles comme attendre, circuler, traverser, voir, s’arrêter, penser, jouer,… autant de leviers pour fomenter des petits récits et créer un espace public.

Marie-Laure Viale, janvier 2016

  1. Le concept de Synthèse des Arts est amorçé par Walter Gropius dans son Manifeste du Bauhaus en 1919.
  2. Le projet consiste à concevoir un centre de recherches et d’études plastiques réunissant expositions et chantiers de pratique dans le cadre de l’aménagement de la Porte Maillot à Paris.
  3. HABERMAS Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, réed. 1988, 324 p..
  4. Répliques, 2011, exposition, Le Diapason, Campus de Beaulieu, Université de Rennes 1.
  5. RAGON Michel, « La peinture abstraite au service des entrepreneurs : les figures géométriques proposées par Vasarely peuvent être assemblées au gré des constructeurs » in Arts-magazine, 6 mars 1963, p.7.
  6. En 1930, André Bloc a aussi créé la revue emblématique du Mouvement Moderne L’Architecture d’aujourd’hui.
  7. Cité technique construite par Pierre-André Dufetel, Boulogne-sur-Mer.
  8. Folia, 2010. Villa Carmélie. Cité de la Musique, de la Danse et des Arts, Saint-Brieuc. Jardin d’hiver, 2006, groupe scolaire, Quévert. Intercalaire, 2001, bibliothèque universitaire “santé”, Rennes.
  9. Op. cit. 8.
  10. Op. cit. 8.
  11. RUBY Christian, L’Art public : une art de vivre la ville, Bruxelles : Ed. La Lettre volée, 2001, p.6.