Un pas vers la matrice
Ce qui nous semblait éternel a pris le caractère de l’éphémère. Il en va ainsi des glaciers, dont les retraits dessinent de nouveaux paysages. Les photographies d’Aurore Bagarry sont une ôde à la plasticité du monde. La stabilité des roches répond à la ductilité des glaces dont témoigne l’infini répertoire de formes qu’elles ont prises. Coulées, glissements, concrétions - géométriques ou biomorphiques - plans, flaques, flocons, lignes ou écumes sont aussi diverses que les nuances des blancheurs qui les caractérisent. Leur pouvoir réfléchissant est en revanche unique : ces formes figées dans leur apparence sont autant de sources lumineuses pour l’enregistrement photographique. Elles déterminent l’image qui résulte de ces lumières réparties en nappes. Celles-ci ont pour alliés des ciels souvent blanchâtres, à moins que les nuages n’ajoutent par leur présence quelques touches de blanc, quand la brume ne vient pas diluer les arrêtes des sommets. Avant d’être un paysage ou tout autre formes évocatrices, c’est d’une expérience dont il s’agit - expérience reliant le corps de l’opératrice, sa machine optique et sa chimie argentique, au site alpin lui-même.
Aurore Bagarry marche en montagne, elle hérite d’une pratique et d’un goût familial, mais cela ne suffit pas à initier une œuvre qui a nécessité des années de prises de vue, des centaines de kilomètres parcourus, un temps dilaté par l’empreinte du climat sur le corps. Artiste pratiquant la photographie et la vidéo, Aurore Bagarry s’est penchée sur l’histoire des représentations de la montagne. En la matière, le patrimoine photographique du 19e siècle et du début du 20e siècle ne manque pas de révéler des chefs d’œuvre qui nous édifient autant par la beauté des épreuves que l’aventure physique qu’elles ont nécessité. À certains égards, elles sont indépassables, ces photographies des frères Bisson, d’Aimé Civiale ou de Léon Gimpel, parce qu’elles résultent des tous premiers regards posés sur la beauté des sites. Cette virginité leur a longtemps conférées une actualité permanente tant les sites ne semblaient pouvoir se modifier qu’à l’échelle du temps géologique. Lorsqu’au début de cette activité montagnarde, les humains ont inauguré les points de vue alpins – et qu’ils ont par cette conquête même cessé d’avoir peur des montagnes – ils ont enregistré avec une technique alors toute récente les paysages qui s’offraient à leur vue. À bien des égards, ces photograhies d’un autre temps ont été les repères esthétiques d’Aurore Bagarry : comment actualiser cet émerveillement à l’heure d’une inquiétude universelle sur le devenir des glaciers ? Comment pactiser avec la beauté quand l’urgence commande d’alerter les consciences ? Peut-être en se reconnectant à la nature elle-même, en parlant sa langue, en la rejoignant par une temporalité et des gestes qui lui appartiennent. Et trouver face à ces monuments, ce qui les fait bégayer dans notre conscience : cet irrépressible sentiment d’y voir des ruines.
Aurore Bagarry parle volontiers de ce qui travaille sa pratique et son corpus : la question des frontières naturelles, et celle, poétique en soi, des “formes de l’eau”. Que met-elle en œuvre pour traduire de telles notions ? D’abord la marche et l’ascension, l’équipée qui permet de trouver un point de vue (jamais celui du sommet mais plutôt celui d’une certaine “hauteur de vue”), de repérer l’angle sous lequel le glacier prend son rôle d’acteur du paysage (on eut dit, au 19e siècle, de “motif”). Nul exploit donc à saluer, mais plutôt l’arrimage de la pratique photographique à un rythme de terrain, l’écho qu’elle produit avec le soliloque qui accompagne chaque pas, souligne l’effort, échappe à la langueur et à la douleur. Votre esprit vous devance et les pas bâtissent à chaque écart le jalon sur lequel s’appuyer. Durant ces heures, dans le laboratoire du cerveau, la chimie photographique travaille et se coordonne à l’organe de la vue laissé parfois ballant, souvent fixé vers un horizon à atteindre. Les nombreux temps d’arrêt pour apprécier l’angle et la lumière se soldent la plupart du temps par un renoncement à la vue. Mais parfois tout s’ajuste, et la photographe dresse son tripode et charge sa chambre.
Ce qui est mis en œuvre dans ce second temps repose sur le choix technologique et la pensée qui en traverse chacune des étapes. Le matériel imposant – le même ou presque que celui des pionniers –, le dispositif de la chambre obscure qui vous relie aux origines des conventions spatiales de notre culture occidentale, et le choix enfin de l’émulsion argentique. Tout cela implique le temps de latence qui durera de la prise de vue au développement une fois rentré d’expédition. La surprise (bonne ou mauvaise) qui en résulte est en soi une forme d’incertitude qui rompt radicalement avec la production de l’image numérique aussitôt capté, évaluée, archivée ou effacée, sans que la conscience n’ait eu de temps de l’aveuglement qui fait qu’une photographie, par cette temporalité qu’elle s’impose, est un peu plus qu’une image. Ce temps dilaté s’offre aujourd’hui comme la frontière qui distingue les photographes qui se contentent de faire des images, et ceux qui intègrent le photographique dans un processus de création plus large. En ce sens, l’œuvre d’Aurore Bagarry s’inscrit dans une tendance de la photographie contemporaine que je qualifie de “contreculturelle”, au sens où elle propose une alternative au standard de l’image technologique moderne. L’artiste fait partie de ceux qui s’employent à bâtir l’imaginaire d’une nature abimée et l’aventure de la réexploration du monde qu’elle appelle. Une pratique de la photographie reconnectée à la nature.
Considérons maintenant cette marche sur l’eau glacée comme la métaphore concrète d’une métamorphose. L’état latent de la glace est appelé à révéler les reliefs, comme si les cimes étaient sous le soleil soumises à une opération photosensible. L’empreinte obtenue par la soustraction du blanc fait apparaitre en nuances de gris et de bruns les formes géologiques longtemps invisibles. On dira que l’image est trop belle, mais les photographie d’Aurore Bagarry sont trop belles, de cette inquiétante beauté comme l’on parle d’inquiétante étrangeté. Et si dans cette nature malade la beauté devenait le lieu de l’étrangeté ? Les photographes contemporains sont aujourd’hui nombreux à tourner le dos au spectacle des dystopies pour transformer l’état des choses en un imaginaire commun. Une beauté malade, une consomption du monde qui appelle de nouvelles pratiques de l’image qui témoigneraient non d’une situation, mais de la nécessité d’une reconnexion des humains à la nature. La montagne, les glaces comme ailleurs les océans mais encore le minéral dans ces états les plus divers (falaises, cavernes, mines ou carrières, surfaces de planètes lointaines) et les végétaux souvent si photosensibles, sont appréhendés dans leur matérialité même - ils sont replongés par le photographique au cœur de la sensibilité au monde.
La photographie est donc un peu plus qu’une image. Elle est quelque chose d’éprouvé et d’éprouvant, une expérience globale du corps et de l’esprit, des substances sensibles et des machineries, tout cela mené dans une conscience aiguë qu’il n’est possible de se reconnecter au monde qu’en tirant partie de la matérialité de son médium d’expression. Refoulé un temps, le désir d’image fait place au souci de valoriser tous les actes qui conduisent à une représentation, et dont la richesse d’assemblage finit par supplanter l’exigence de résultat au profit de l’expérience - la richesse photographique de la marche, du partage, des mots et des gestes techniques ou communs, des livres et des illustrations consultés. Le photographique est tout cela avant d’être une image. Aurore Bagarry s’inscrit dans une génération et une sensibilité qui cherchent dans les constituants de la planète leur pouvoir photographique : les morceaux de glaces qui se transforment en sténopés de Douglas Mandry, ceux que Grégoire Éloy met au contact du papier sensible pour en faire des photogrammes. Mais aussi bien des artistes qui partent du patrimoine des images pour rejoindre l’actualité des enjeux écologiques, telle Isabelle Giovacchini qui, dans Quand fond la neige, emploie le ferricyanure de potassium (habituellement utilisé en retouche photographique) pour faire disparaître les lacs sur des photographies d’archives devenant alors des lacunes d’image.
Quelque chose nous manque, et les artistes travaillent des formes de réparation. Réparation de notre matrice qui ne peut s’effectuer qu’en s’en rapprochant pas à pas.
Michel Poivert