Avant d’être admirée au XIXe siècle, puis domestiquée et consommée au XXe siècle, la montagne était source d’appréhension voire d’hostilité. Ainsi, jusqu’au XVIIIe siècle, les « glacières » de la « Montagne Maudite », l’actuel Mont-Blanc, ne sont guère visitées. Lorsqu’elles sont mentionnées, c’est pour décrire leurs dangers, ceux de leurs crevasses responsables de l’engloutissement de chasseurs.
Mis à la mode par Jean-Jacques Rousseau – qui est communément considéré comme l’initiateur de la vogue alpestre –, le goût pour l’herborisation, ajouté à la multiplicité des discours sur l’intérêt des reliefs et la géologie (Buffon, De Luc, etc.) ont contribué à forger cet attrait nouveau pour la montagne, un attrait encouragé par les récits des voyageurs scientifiques du XVIIIe siècle.
Les glaciers du massif du Mont-Blanc sont au cœur des nouveaux récits d’explorations. À l’origine de leur succès, le voyage de l’aventurier britannique William Windham qui, en 1741, avec son ami Richard Pococke, révèle leur intérêt. Il visite et nomme durablement l’étendue glaciale qui jadis n’inspirait guère les voyageurs et effrayait les riverains : « la mer de glace ». Son Guide touristique : comment se rendre à Chamonix1 encourage la vogue du tourisme dans la vallée désormais iconique. Alimenté par le lyrisme des écrits de Théodore Bourrit et par les récits scientifiques de l’ascensionniste et naturaliste Horace-Bénédict de Saussure, le voyage au glacier se répand au début du XIXe siècle. C’est d’ailleurs dans son Voyage dans les Alpes, en 1779, que de Saussure – vainqueur du Mont-Blanc en 1787 – impose le mot « glacier » plutôt que « glacière ».
Le goût pour les glaciers alpins accompagne les recherches controversées qu’ils suscitent dans le milieu scientifique. Se pose alors la question de l’origine des blocs erratiques, ces grosses roches isolées sur des sols de nature différentes.
C’est que ces grosses pierres isolées reposant sur des roches d’une autre nature forment des pièces à conviction : elles témoignent du recul des glaciers. Longtemps sujette à de multiples interprétations, l’origine de leur présence insolite est finalement énoncée par Louis Agassiz (1807-1873) lors de son célèbre « Discours sur les glaciers » du 24 juillet 18371
. L’idée que ces fragments de roches géantes ont été déplacés par un glacier puis abandonnés sur place lors de leur retrait est désormais admise.
Malgré le scandale qu’elle provoque dans les milieux naturalistes, la théorie glaciaire est communément acceptée à l’aube des années 1840. Organisées par le Club Alpin ou par des sociétés savantes d’histoire naturelle ou de géologie, nombre d’excursions ont pour thème la découverte des glaciers : curiosité et intérêt scientifique se mêlent à la délectation esthétique.
L’alliance entre art et science, réclamée par le médecin et naturaliste allemand Carl Gustav Carus, ami du peintre Caspar David Friedrich, est aussi invoquée par le naturaliste Alexandre von Humboldt. Elle est alors pensée comme incontournable pour la réalisation d’un « paysage véritablement géognosique », révélateur de « l’histoire des montagnes » : « Avec quelle clarté cette histoire ne s’exprime-t-elle pas dans certaines strates et dans certaines formes de montagnes, au point d’imposer même à l’ignorant l’idée d’une telle histoire. L’artiste n’est-il pas libre alors de mettre l’accent sur tout cela et de donner, en un sens supérieur, des paysages historiques ? »2
Les photographies de glaciers d’Aurore Bagarry sont nourries d’un imaginaire scientifique et esthétique qui reflète l’histoire métissée de leur découverte, de leur appréciation, de leur compréhension comme de leurs enjeux. C’est par une carte des glaciers du Massif du Mont-Blanc que s’ouvre son voyage photographique. Inspirée d’une mappe géologique ancienne (1896), ce document reporte les noms des glaciers que la photographe parcourt.
Lorsque l’architecte restaurateur Viollet-le-Duc, féru de glaciologie, entreprend sa carte du massif du Mont-Blanc, il a en main les premières photographies monochromes exaltant les beautés de flots glaciaires : celles des frères Bisson comme celles d’Aimé Civiale. « Faire la carte » revient pour lui à « rendre l’image ». S’il a recours au dessin pour exprimer le modelé des roches et des sommets, il aspire au photographique, rêvant que son figuré topographique soit identique à celui qu’on pourrait obtenir « si l’on parvenait à photographier le massif du Mont-Blanc à 10 000 mètres d’altitude »3
.
Pour Aurore Bagarry, la carte n’est pas l’objectif mais le point de départ d’une exploration contemporaine. Comme Viollet-le-Duc, la photographe a en tête les images spectaculaires de flots glaciaires enregistrés par Bisson jeune en 1860 quand il accompagne Napoléon III et sa cour à la Mer de Glace. Ces images furent réunies dans l’album Souvenir de la Haute Savoie, le Mont Blanc et ses glaciers. Elles firent oublier que la glace comme le ciel, si lumineux, étaient un défi technique à la photographie. Réalisées plus de cinquante plus tard, les premières images de glaciers en couleur enregistrées par le pionnier du photoreportage Léon Gimpel ont aussi captivé la photographe.
C’est à un inventaire photographique des glaciers que procède Aurore Bagarry. Historiquement, cette démarche d’inventaire a pris des formes variées : celle de l’herbier avec l’inventaire des essences forestières de la France réalisé par Eugène de Gayffyer en 1867, ou encore celle de l’atlas avec l’inventaire des formes de nuages autour du monde enregistré par Ralph Abercromby en 1888. C’est d’ailleurs dans le contexte de la conscience patrimoniale naissante que la photographie est premièrement invoquée, en 1851, pour servir les campagnes d’inventaire des monuments mises en place par la nouvelle commission des monuments historiques en vue leur classement. La notion de patrimoine se déplaçant, près de trente ans plus tard, ce sera aux blocs erratiques d’être inventoriés pour être classés par la sous-commission des mégalithes. Le souci de sauvegarde des monuments construits par l’homme se déplace vers celui de protection des monuments naturels…
Aurore Bagarry restitue l’emplacement des fleuves gelés et reporte les points de vue photographiques comme cela se faisait au XIXe siècle, notamment dans les photographies des Services de restauration de terrains en montagne. Dans ce contexte et à partir de 1882, des prises de vues « millésimées » des glaciers furent enregistrées à intervalles de temps régulier, produisant ainsi et pendant des décennies, une véritable veille photographique du recul des glaciers.
Le recours à la chambre photographique, l’infinie qualité de détails et la totale maitrise technique des rendus de lumière et de couleur, renvoient aux approches documentaires les plus exigeantes. Le style en est adopté mais les choix de points de vue, de lumière et de cadrage troublent l’impression de « déjà vu ». Ces glaciers ne ressemblent ni à ceux, actuels, issus de la conquête sportive, ni à ceux enregistrés par les glaciologues contemporains, ni encore aux images « noir et blanc » des glaciers d’albumine, de collodion ou de gélatine qui ont pali avec le temps. La vision est revitalisée ici, via la couleur, dans la rencontre extrême et sensible entre une jeune femme photographe et des sites qui, s’ils ne sont plus considérés comme maudits, n’en restent pas moins fascinants.
- 1837 présenté en séance de la Société helvétique des sciences naturelles ↩
- Cité par Alain Roger, « Naissance d’un paysage », in Françoise Guichon, Montagne, Photographies de 1845 à 1914. Musée de Chambéry, Paris, Denoel, 1984. p 11. ↩
- Eugène Viollet-le-Duc, Le Massif du Mont-Blanc, Le Massif du Mont Blanc ; étude sur sa constitution géodésique et géologique, sur ses transformations, et sur l’état ancien et moderne de ses glaciers, Paris, Baudry, 1876 ↩