Aurore
Bagarry

25.08.2023

Aperçu de l’histoire géologique de la Manche

Patrick De Wever, géologue, professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle
Texte extrait du livre Roches, éditions GwinZegal, décembre 2020

Les paysages que l’on voit aujourd’hui nous semblent immuables, et pourtant ce ne sont que des instantanés d’un film dans lequel l’humanité ne fait qu’une très brève apparition. Ainsi par exemple, de mémoire d’homme, la Manche est une mer qui sépare « depuis toujours » les Anglais des Français, et pourtant nos ancêtres du Paléolithique supérieur n’avaient qu’un fleuve à traverser, parce qu’alors le niveau de la mer était 120 mètres plus bas ! La symétrie des falaises du cap Blanc‑Nez et des White Cliffs nous montre la continuité de la géologie entre la France et l’Angleterre, et que la Manche ne doit être pour Gulliver qu’un simple coup de rabot. C’est ce que confirme l’observation d’une carte géologique, où les contours (qui correspondent aux limites entre les couches) font fi du trait de côte. L’histoire de nos paysages n’est pas celle des humains.

L’histoire de la Manche remonte à… 2 milliards d’années (!), l’époque d’une ancienne chaîne de montagnes. Mais ces restes sont très ténus et situés seulement sur la côte nord de la Bretagne et à Guernesey, dans les îles Anglo‑Normandes. La plupart des roches des deux côtés de la Manche sont bien plus récentes, elles n’ont que 600 à 500 millions d’années (oui… 6 à 5 millions de siècles).

Il y a environ 550 millions d’années, au début de l’ère primaire, la partie nord de la France et l’Angleterre appartiennent à un même continent, nommé Avalonia, bordé au sud (vers le Massif central actuel) par un océan. À cet endroit du continent vient de se former une grande chaîne de montagnes appelée cadomienne (du nom latin de Caen). Mais comme le temps aux plus belles choses se plaît à faire un affront, l’érosion fait son œuvre et en arase les som­mets. Il ne nous reste que des éléments du cœur de cette montagne, sous forme de gneiss, de différentes roches métamorphiques, de quartzites… Mais d’autres roches, sédimentaires, les ont recouvertes, témoignant de l’altération et de l’érosion des anciens reliefs. Le quartz, résistant à l’altération, constitue le sable qui va se transformer en grès, tandis que les autres minéraux se transforment en argile, qui est emportée au loin, et libèrent du fer, qui va recouvrir les grains de sable et leur donner une couleur rouille caractéristique. On retrouve notamment ces « grès rouges » au cap Fréhel.

Dans la nature tout est recommencement et innovation. Les choses se répètent mais avec de petites variations. Ainsi des continents se fracturent à nouveau et des domaines océaniques se réinstallent entre les continents, mais, encore une fois, ces derniers finissent par se refermer, et à la jointure se forme une nouvelle chaîne de montagnes. De celle‑ci on retrouve des témoins dans la partie sud de l’Angleterre, en Cornouailles et au pays de Galles, en Bretagne et dans le Cotentin, mais elle s’étendait bien au‑delà, de l’Amérique du Nord à l’Europe centrale ! Cette chaîne, haute comme l’Himalaya, est appelée varisque, du nom des Varasques, habitants de l’actuel Vogtland (en Allemagne, à la frontière de la République tchèque). Elle s’est édifiée en plusieurs phases, dont les plus précoces ont des âges compris entre 420 et 380 millions d’années et les plus tardives entre 320 et 290 millions d’années, soit sur une durée d’environ 120 millions d’années (du Silurien à la fin du Carbonifère). Elle aussi va s’éroder, sa majestueuse prestance gommée par les années. Comme la région jouit alors d’un climat chaud et humide, la végétation s’en donne à cœur joie. Elle est opulente, mais régulièrement ennoyée et enfouie. Le bois, avec le temps deviendra du charbon, celui qui a provoqué l’essor de l’industrie européenne au XIXe siècle.

Après la chaîne varisque, il n’y aura plus de montagnes dans la région. Au début de l’ère secondaire, quelques reliefs résiduels subsistent vers les Cornouailles alors que le sud‑est de l’Angleterre, la Normandie, la Picardie, le Bassin parisien en général sont de nouveau envahis par une mer, vers 200 millions d’années. Des calcaires, restes de l’activité biologique, s’y déposent en abondance. Lors d’épisodes où la mer est plus riche en argile ou moins oxygénée, les dépôts formeront des couches plus sombres, comme on en voit aux Vaches Noires en Normandie, dans le Boulonnais, et du côté de Kimmeridge en Angleterre. Ces roches sont celles qui, profondément enfouies en mer du Nord, y ont produit du pétrole. Après un épisode de surrection et d’émersion d’origine tectonique (qui a duré quand même 30 millions d’années !), la mer revient, il y a 120 millions d’années, dans la région comme dans tout le nord de l’Europe, et elle va atteindre son plus haut niveau mondial. Dans les eaux du large, des algues unicellulaires vont être à l’origine d’énormes accumulations sédimentaires : la craie, qui formera les falaises blanches si caractéristiques se faisant face de part et d’autre du Pas‑de‑Calais.

Au début de l’ère tertiaire, il y a 50 millions d’années, la mer semble hésiter, elle est désormais moins profonde, localisée dans des bras préfigurant ce qui deviendra la Manche, et où se forment des dépôts sableux, parfois riches en coquilles, qu’on peut observer autour de la baie de Poole en Angleterre. Vers 30 millions d’années, le fond de la Manche se déforme et émerge, sous l’effet de la pous­sée des Pyrénées et des Alpes. Dans cette topographie conti­nentale complexe va se former un réseau de vallées qui drainera les rivières vers l’Atlantique à travers le « fleuve Manche ». La trace de ces rivières marque encore le fond de la Manche actuelle. Elles ont déblayé suffisamment pour recréer une dépression, à nouveau envahie par la mer pendant les phases interglaciaires, comme depuis 10 000 ans, mais occupée par les rivières pendant les phases glaciaires, comme pour la dernière fois entre 70 000 et 20 000 ans.

Les hommes du Paléolithique pouvaient donc aller en Angleterre à pied. Enfin… presque, car il y avait quand même un fleuve à traverser, le fleuve Manche, alimenté par le Rhin, la Somme, l’Escaut, la Seine d’un côté, la Tamise de l’autre.