Ces blocs de temps figés
I
« Thomas s’assit et regarda la mer. » Ainsi commence Thomas l’obscur, le roman de Maurice Blanchot. Ce fait tout simple, s’asseoir au bord de l’eau et regarder le vaste océan, se donne à nous comme une évidence que sa simple formulation en guise d’incipit frappe soudain d’étrangeté. La fascination exercée sur chacun par un tel spectacle semble irrésistible et rien n’est plus pressant pour nous, arrivés sur une côte, que de scruter l’horizon et de regarder le mouvement des eaux, leur scintillement, les reflets du ciel qui varient avec la lumière.
Les côtes délimitent les terres d’une façon erratique. Elles dessinent parfois un trait net que seul le ressac peut modifier au fil des ans, variable amplifiée aujourd’hui par la montée des eaux due au changement climatique. D’autres fois les falaises tracent nettement cette limite, qui s’effrange au moment où elles finissent par s’écrouler. Ailleurs, les rochers comme une suite de pointillés en bornent les points de contact.
Elles peuvent aussi constituer une zone mobile qui, suivant le mouvement des marées, laisse à découvert ces étendues de terre que l’on appelle l’estran, ou zone de marnage, signalées parfois sur certaines cartes. De même les plages du nord de la France au moment du jusant se transforment en d’immenses étendues de sable fin, sillonnées de cours d’eau marins auxquels on donne localement le nom de « bâches ». Ces oscillations, et ces luttes entre provinces de l’eau et domaines de la terre racontent toute l’histoire du littoral.
Quand, venu de l’intérieur, on regarde ces paysages, on comprend mal d’où ils proviennent : on oublie ceux que l’on vient de traverser pour contempler cet oubli même, l’horizon, où tout devient indistinct, cette ligne d’où, selon la mythologie grecque, toute chose est née, cette pliure de la création qui a engendré le monde que nous connaissons, et qui nous ramène bien avant toute origine dicible. Pour que quelque chose comme une mémoire du monde nous soit rendue accessible, il faut tourner le dos à la mer et convertir le regard. Non plus scruter le visible dans l’invisible — ce qu’il y aurait là‑bas de l’autre côté de la terre — mais l’invisible dans la vision, ce qui existe ici dans les profondeurs du globe.
II
En allant, du côté français, de Calais à Brest et en passant par Varengeville‑sur‑Mer, la pointe du Hoc, le cap Levi dans le Cotentin et nombre de bourgades du Finistère et des Côtes‑d’Armor, Aurore Bagarry a photographié un paysage « à bout portant », pour employer une expression que peut justifier la notion de tir photographique, mais qui dit bien la sensation de brutale mise en présence ressentie lorsque l’on regarde ces images. En Angleterre, sur l’autre rive de la Manche, de la même façon, l’artiste a symétriquement parcouru la côte vers l’ouest en partant d’Eastbourne jusqu’au cap Lizard en Cornouailles, pour, parvenue à l’extrémité de la péninsule, revenir vers Maer Cliff près de Bude, au nord‑ouest du Dartmoor National Park, face au pays de Galles.
Ce que l’on voit ici est d’une nature indéterminée et tient aussi bien du relevé topographique que de la photographie de paysage. Très peu de ciel, voire pas du tout dans ces images qu’il est quasi impossible de situer si l’on n’a pas repéré sur une carte l’endroit où elles ont été prises. Que l’on soit en France ou de l’autre côté de la Manche, rien ne permet de le comprendre vraiment et, d’ailleurs, François Truffaut, lorsqu’il avait décidé de réaliser Les Deux Anglaises et le continent, avait choisi le Cotentin pour y tourner des scènes censées se passer en Angleterre.
Le minéral domine : très peu de végétation mais toujours quelque chose qui vit et qui pousse, aucun animal, pas d’humains en vue, ce qui donne d’ailleurs à ces formations rocheuses une singulière étrangeté, car il est difficile parfois d’en comprendre l’échelle. Il se produit un peu la même chose que lorsque l’on regarde la terre du ciel, sauf qu’ici la verticale domine, et seule la présence du sol, de l’eau parfois, nous indique dans quelle direction nous regardons. On serait tenté d’appeler cela de la « lithophotographie » si le terme n’était déjà utilisé pour parler des photographies sur pierre.
La prise de vue joue un peu le rôle d’un révélateur. On sait que la photographie aérienne opère à la manière d’une radiographie du territoire, permettant de retrouver des vestiges du passé, fondations de villas ou d’amphithéâtres gallo‑romains, traces de parcellaires anciens, présence oubliée de tranchées datant de la Grande Guerre, etc., selon l’heure et l’angle de la prise de vue, puisque seul un certain type d’éclairage permet cette mise en évidence.
Ici, ce n’est plus l’image qui apparaît, ou qui fait apparaître comme dans les vues d’avion, c’est le paysage lui‑même qui se découvre grâce à l’œil d’Aurore Bagarry. Car il ne suffit pas de le regarder, encore faut‑il le voir, en manifester la singularité, en saisir le mouvement intérieur, son déplacement immobile qui n’est que le moment arrêté d’un long processus de millions d’années. Les cartes géologiques nous font comprendre le substratum des sols et de quelles roches ils sont composés. Mais c’est d’abord l’affleurement minéral qui a permis de procéder aux premières cartes de ce genre au début du XIXe siècle, et ce que nous voyons ici nous permet d’imaginer le feuilletage des roches en profondeur.
Ce qui glisse dessus se mêle à ce qui s’écoule dessous, ce qui s’ajoute traverse ce qui se retire, ce qui croît nourrit ce qui meurt. Le minéral s’émiette, presque pulvérulent par endroits, les falaises s’érodent par tranches, les blocs s’empilent concassés sous leur propre poids au moment de leur chute, un anticlinal élève vers le ciel le reste d’une poussée de schiste érodée par le temps.
La côte semble ainsi une gigantesque palette sur laquelle la mer a essayé ses couleurs : les mauves se marient aux jaunes et aux verts de chlorophylle et de boue mêlées, les ocres lépreux bourgeonnent de buissons nains, les gris entaillés de dépressions bleuâtres semblent s’incliner sous la poussée des vents, les grès sombres veinés de rose se découpent sur le ciel gris, les falaises dressent le profil crénelé de leurs murailles blanches décapées par le sel, leurs tourelles coiffées de gazon ras, parfois maculées de lichen sombre, ou striées de bandes verticales dessinées par les eaux de ruissellement.
On songe en regardant ces images aux extraordinaires descriptions de l’écueil dans Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo, où Gilliatt, le héros du roman, se bat contre les éléments pour accomplir sa tâche titanesque : « Les oxydes de la roche mettaient sur l’escarpement, çà et là, des rougeurs imitant des plaques de sang caillé. C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. Il y avait du charnier dans cet écueil. La rude pierre marine, diversement colorée, ici par la décomposition des amalgames métalliques mêlés à la roche, là par la moisissure, étalait par places des pourpres affreuses, des verdissements suspects, des éclaboussures vermeilles, éveillant une idée de meurtre et d’extermination. »
III
On pourrait imaginer ne pas être au bord de la mer mais loin dans les terres, là où la décrue des eaux a laissé les traces indubitables d’un temps où l’on naviguait encore sur ce que sont aujourd’hui les grandes plaines à blé ou les champs de maïs qui s’étendent devant nous. La présence de sable sur quelques images n’est pas le seul signe pouvant faire penser qu’il n’en est rien. On aperçoit, en effet, à plusieurs reprises, l’eau de la mer aux pieds d’un pli rocheux, ou entre des blocs granitiques. Seules deux vues font face à la mer, des images sur lesquelles se détachent comme des sentinelles deux monolithes. L’un d’eux a la forme d’une coquille d’huître géante et semble s’être élevé au‑dessus du sol par accrétion progressive. L’autre, à l’inverse, pourrait résulter de l’activité incessante d’un gigantesque rongeur qui, sur ces parois inégales et accidentées, se serait aiguisé les dents.
Dans l’un et l’autre cas, c’est le vaste monde que l’on devine en arrière‑plan : on ne le voit pas, mais on est comme invité à le rêver ou à le recomposer à partir de nos souvenirs. Les paysages d’Aurore Bagarry nous projettent dans un univers dont l’étrangeté provient sans doute de ce que nous n’en voyons que des éléments isolés de leur contexte valant soudain comme un tout. Et pourtant nous soupçonnons cette appartenance rendue désormais invisible. Un monde perdu dont nous n’apercevons plus qu’un reliquat ? Une projection de notre avenir à partir de laquelle il nous faut recomposer une autre humanité ?
Ce que nous voyons n’est ni un décor de science‑fiction ni un travail documentaire sur un territoire que l’on dirait aujourd’hui « postapocalyptique ». Il s’agit seulement d’une matière métamorphique dont nous comprenons la richesse en même temps que le caractère éphémère, le socle vacillant d’un univers dont l’extrême solidité supposée semble soudain bien fragile. Alors, tout comme il a commencé, il continuera sans nous, l’action des hommes n’ayant peut‑être que très légèrement infléchi, comme le clinamen des anciens Grecs, le mouvement inéluctable qui préside à ses transformations. Car notre histoire humaine n’est tout compte fait qu’un épisode quasi insignifiant au regard des milliards d’années qui nous séparent de l’origine de toutes choses dont témoignent ces blocs de temps figé.