Tumultes d’eaux, formes de pierres
Texte écrit pour l'exposition à la Galerie Art & Essai, Rennes, 2023.
Les paysages naturels sont les formes de la Terre. Les pierres du sous-sol, de la croûte terrestre, sont sculptées par l’érosion, dont le maître d’ouvrage principal est l’eau, sous toutes ses formes, liquide (la mer, les lacs, les rivières) et solide (les glaciers). Se dessinent alors de larges peintures, où les couleurs sont apposées par les végétaux, herbes et algues.
Aurore Bagarry rend compte de ces arts naturels en y apposant le sien, la photographie.
L’homme n’est pas absent de l’atelier. En ouvrant des carrières, il met au jour les structures géologiques profondes. Les couches sédimentaires d’abord, formées par l’accumulation de débris de tailles diverses au fond de la mer. Ce sont aussi bien des particules véhiculées par les fleuves, en provenance des continents, que des fragments de coquilles, généralement carbonatées. Dans le premier cas, c’est la formation de sables et d’argiles qui donneront, une fois compactés et cimentés sous l’action de leur propre poids, des grès et des argilites. Dans le deuxième cas, c’est l’accumulation de boues carbonatées qui donneront des calcaires et des marnes. Le cadre fondateur de ces roches est l’océan.
Les photographies qu’Aurore Bagarry a prises dans les carrières du Bassin de Paris rendent compte de ces événements. Les couchent se succèdent, alternent en composition, enregistrant les conditions environnementales de l’époque, climatiques au premier chef. Les falaises calcaires de Normandie ou d’Angleterre relèvent de la même histoire.
La vie des sédiments, devenus roches, se poursuit parfois hors d’eau, à la faveur des déformations tectoniques, liées aux mouvements des plaques lithosphériques. Au cœur des Alpes par exemple, des roches affleurent qui autrefois se sont déposées au sein d’un océan, la Téthys. Ce sont les mêmes roches que celles qui composent le Bassin de Paris, les calcaires du Jurassique notamment, et son substrat, granites et gneiss, visibles le long des côtes de Bretagne nord ou du sud-ouest de l’Angleterre, en Cornouaille. Les roches portent les stigmates de ces déformations ; les couches sont plissées, les argiles sont métamorphisées sous l’effet conjugué de la pression et de la chaleur, et deviennent des schistes. Granites et gneiss ont porté le processus à l’extrême, dans les conditions du magmatisme.
Le parcours qu’Aurore Bagarry propose sur les côtes de la Manche met à jour ces roches qui ont souffert de déformations t de transformations métamorphiques. Bien sûr, ce ne sont pas les Alpes qui ont déformé ces roches ; mais une autre, ancienne, chaine de montagnes, la chaine varisque. Cette chaine de montagne courrait sur Terre il y a 300 millions d’années. Elle fut aplanie, érodée à la fin de l’ère primaire, la Paléozoïque. Les roches visibles aujourd’hui en surface de Bretagne et de Cornouaille ont été structurées à ces époques. Aujourd’hui, elles s’offent à l’œil, au géologue, à la photographe, à la faveur de l’érosion côtière, action conjuguée des vagues et des eaux d’infiltration en sommet de falaise, qui fragilisent la structure. L’histoire de ces veilles roches doit encore à l’eau, même si là, la relation est plus destructrice que créatrice. Les falaises s’effondrent.
Dans les Alpes, dont l’histoire géologique commence il y a environ 75 millions d’années, les roches sont mises à jour par l’effondrement de larges blocs, érosion mécanique violente. Les glaciers se chargent de ces blocs : ils les transportent en leur sein ou sur leur surface. Et lorsque ces blocs frottent contre le substrat sur lequel coule le glacier à des vitesses de plusieurs mètres par an, le glacier polit la roche, celle des blocs et celle du substrat. L’œuvre est élaborée…
Aurore Bagarry sublime cette relation entre les roches et les glaciers. Elle en révèle admirablement bien la mécanique. Les langues des glaciers glissent dans les rainures rocheuses, desquelles s’écoule une eau de fonte pure et bleue. L’érosion des roches de montagne se révèle sensuelle dans sa brutalité. Aurore Bagarry est une voyeuse. Vicieuse ? Peut-être… Lorsque qu’elle nous révèle cette autre action de l’eau, pénétrant au cœur même des pierres, dans le corps des roches, où elle dissout des corps caverneux et y dessine des formes organiques…
Création et destruction rythment la relation entre l’eau et les pierres. Superposées, ces deux actions enfantent des paysages naturels remarquables. La vie tente bien de s’y accrocher, par les algues génératrices de couleurs vives, bleues, violettes ou rouges des côtes ou des cavernes, par les végétaux terrestres, contraints au vert. Mais ce n’est qu’un vernis, un filtre. Et si les photographies d’Aurore Bagarry saisissent le fragile de ce vernis, elles rendent surtout compte de la force et du tumulte, de la passion unissant les eaux et les pierres.