Yvan
Salomone

22.02.2022

La surprise

Christian Bernard, 2018

Il y aurait d’abord eu, dans le fond, un paysage d’ancienne banlieue, usine, silos, hangars, passerelles, réservoir, citernes, antenne, etc., rouges, rosâtres, gris, bronze — crépusculaires. On pourrait songer aux précisionnistes américains et allemands des années 1930, des années de l’industrie urbaine dont ne subsistent guère que ruines et souvenirs en voie de disparition. Les contours sont nets qui déroulent une suite de verticales et de lignes de fuite latérales dans le plan. La base de ces bâtiments donne la ligne d’horizon qui passe au milieu de la feuille et nous offre une vue en contre-plongée.
Le ciel est bleu comme seulement dans les tableaux, sans nuage, d’un bleu fade, inégal, plombé de gris. Et puis, au premier plan, mangeant la moitié inférieure de l’image, s’enfonce un vaste terre-plein noir de charbon, de coke, de mâchefer qu’ourle un talus brun verdâtre. Ce champ de « formidable sable noir1  » semble contaminer l’espace comme la nuit tombante gagne la bataille du soir. À défaut de toute autre présence organique, on aperçoit sur la gauche la griffe noire d’une broussaille défoliée et, ici ou là, la silhouette sombre de quelques herbes.
Il y a d’abord eu la feuille blanche sur laquelle l’aquarelle a coulé le paysage déserté, inerte. De sa blancheur ne demeure visible que la forme typique d’un gazomètre, couronne éclatante greffée sur le vaste vide de velours noir. C’est une autre bataille qui se mène là.
Cette structure géométrique circulaire paraît avoir été extraite du site et arrachée à l’image comme les gazomètres qui ont si longtemps broché la périphérie et sont devenus monuments à l’architecture de fer, à l’énergie, à la ville moderne dont ils se retirent progressivement. Représentée en réserve ménagée dans les plages colorées, cette sorte d’exosquelette fantôme illumine l’image d’un contraste absolu. C’est une apparition, un surgissement de lumière blanche strictement contenue dans les lignes du dessin. Cette cage flotte au centre de l’espace dans une ronde un instant figée, explosante-fixe, grille immatérielle plaquée sur le décor avec l’étrangeté d’un OVNI.
Toute cette image joue sur des oppositions : haut – bas, avant – arrière, bleu du ciel – noir du sol, noir du sol – blanc du gazomètre, lumière diurne du ciel – ambiance nocturne du site, traitement nettement figuratif des bâtiments – traitement non finito et en creux du gazomètre, familiarité mélancolique du paysage – inquiétante familiarité du gazomètre, etc.
Le titre de cette œuvre est etantdonnes. Les onze lettres collées de cette formule sont écrites sans accents comme dans les adresses électroniques. Cette évidente allusion à Étant donnés : 1. La chute d’eau 2. Le gaz d’éclairage, l’œuvre ultime

(1956-1966) de Marcel Duchamp, doit être prise au sérieux. Pourtant, le tracé d’ingénieur du gazomètre et son caractère circulaire auraient pu évoquer le « Grand Verre » et son « Moulin à eau », sa structure blanche aurait pu rappeler les barreaux de la cage de Why not sneeze ? Et les neuf moules malics, gonflés de gaz d’éclairage, des « célibataires » ne sont-ils pas voisins du gazomètre ? Mais la référence à Étant donnés suggère une tout autre lecture.
De quoi s’agit-il dans cette œuvre posthume ? D’un surgissement, d’un saisissement soudain. Placer ses yeux en face des trous pratiqués dans la porte de grange qui est le premier aspect d’Étant donnés, c’est aussitôt glisser son regard sur le corps nu d’une femme allongée les jambes ouvertes sur un sexe glabre. Aussitôt voyeur, aussitôt pris. Cette capture de l’attention, c’est celle, grivoise ou graveleuse, des Vieillards (ici, les bâtiments rougissants-rougeoyants de l’arrière-plan) qui reluquent Suzanne au bain, scène dont la peinture s’est souvent nourrie depuis la Renaissance. Celle aussi des visiteurs du Salon des refusés de 1863 devant le nu du Déjeuner sur l’herbe de Manet. C’est d’abord celle d’Actéon découvrant « les appas de la vierge éclatante et meurtrière2  », la nudité de Diane3 . Autant de situations de prédations réciproques : la clarté des corps surpris nus sidérant, captivant les regardeurs, spectateurs représentés et spectateurs réels.
La cage du gazomètre est ici un piège à regard, une cage fantôme qui semble faire effraction dans l’image pour l’engloutir dans sa ronde avec les regards qu’elle aimante. La tension qu’établit cette œuvre entre le paysage peint et le gazomètre non-peint, à peine crayonné, emblématise la fascination scopique des regardeurs- regardés : cette couronne « éclatante » schématise le cercle protecteur des nymphes soudain serrées autour d’Artémis. Elle est aussi bien la Mariée mise à nue par les célibataires du Grand Verre que la femme si nue d’Etant donnés. Elle figure le nœud spéculaire de la peinture, celui que le mazzocchio qu’elle évoque4 , ce « monstre géométrique5  » du Déluge d’Uccello emblématise énigmatiquement.
Le dessin lacunaire du gazomètre creuse un trou dans l’image : « Est-ce qu’Actéon regarde quelque chose d’autre que le vide quand il vient à surprendre Diane dévoilée ? Ce vide, par retour le dévore et Diane dénudée dénude Actéon de ses attributs. Je ne regarde qu’un vide qui me poursuit, prêt à me dévorer…

Subitement, le paysage se transforme en aboiement6 . » C’est ainsi qu’etantdonnes forme un dispositif d’inversion de la prise de vue photographique qui en a fourni le motif. L’apparition géométrique du gazomètre en ombre blanche en proie à « la démangeaison d’être vue7  », pétrifie par surprise l’image et le voyeur. « Le paysage et sa vengeance sont sans pitié. Le point de vue n’est jamais sans histoires8 . »
« …Comme il voudrait / Voir, plutôt qu’éprouver, la sauvagerie de ses chiens9  ! »

Christian Bernard

  1. Yvan Salomone, texte sur etantdonnes.
  2. Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, Paris, Jean-Jacques Pauvert,1956, p. 11.
  3. Cf. Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, vers 131-252.
  4. « … un paysage qui donne à voir une usine flamboyante barrée par une structure circulaire – ombre résistante d’un mazzocchio – constituée de gros tubes de métal peints en blanc soudés entre eux. » Yvan Salomone, texte sur etantdonnes.
  5. 5 Jean Louis Schefer, Le Déluge La Peste Paolo Uccello, Paris, Galilée, 1976, p. 154.
  6. Yvan Salomone, texte sur etantdonnes.
  7. Pierre Kolossowski, ibidem, p. 96.
  8. Yvan Salomone, ibidem.
  9. Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, vers 247-248, traduction Danièle Robert, Arles, Actes Sud, 2001.