Intérieurs-extérieurs
Ils se souviennent du modernisme. Epoque dominée par le concept de structure et l’idée de fonction. Sans doute se souviennent-ils que l’homme et ses moindres activités étaient assujettis et géométrisés par des plans de fonctions. Fonction de désir, fonction de la représentation, fonction de la politique et de l’idéologie, fonction de la communication… ; fonctions abortives de l’homme dans un univers transpatial d’impacts. Privé et public abrasés, intérieur et extérieur laminés par le vœu absolu d’une communication intégrale dans un interface généralisé. Tout communique, rien n’est plus à communiquer, l’homme lui- même rendu transparent pour soi et pour les autres n’est plus qu’un standard fonctionnel dans la communication. Il n’est pas douteux qu’ils se souviennent (mais étrangement) que la modernité n’est pas terminée, et que la phase post-moderne qui fut un temps l’objet de prédilection de la réflexion contemporaine n’aura sans doute été que le moment de l’ultime effroi mais aussi du passage obligé au supermoderne ou à l’hypermoderne. Instant infini de statistique pure où l’art se dépasse une dernière fois (encore) par son effondrement dans une esthétique générale et dont le souvenir s’entretient dans la folie de sa valeur unique aux enchères publiques. Œuvres assez désespérées d’une exposition assez désespérante : la pensée des artistes qui la composent s’attachant d’abord à proposer des travaux qui s’approchent d’une zone injugeable. «Après la nature» s’intitule le manifeste de Cabot et Dokoupil et après l’art moderne, que peut-on encore expérimenter ? L’ambiguïté, rien que l’ambiguïté, mais toute l’ambiguïté. Car ils le savent et se souviennent chacun à sa manière, manières qui sont bien complémentaires, autant Cabot que Schön, Salomone que Muhoz : ils travaillent au deuil de plusieurs concepts, de diverses substances, de différentes figures, tout autant qu’ils travaillent dans le deuil majeur qu’ils doivent endosser du commandement unique de leur époque, la modernité. La modernité artistique est morte d’avoir trouvé ses destinataires, autant que la nature, l’extérieur et l’intérieur sont des catégories dissoutes par la puissance des destinateurs à en produire le chiffre et donc l’usage. Ambiguïté donc d’une illusion délabrée, délavée, languissante. Ambiguïté tenant au fait qu’ils décrivent plus qu’ils ne figurent ce qui ne peut plus être peint du point de vue moderne mais peut-être à nouveau du point de vue surmoderne. Ils se souviennent que l’art moderne fondait son héroïsme du seul fait de produire des effets plus ou moins prolongés d’inintelligibilité donnant matière à foi et à jouissance, à intérieur et à extérieur. Mais ils savent que cette jouissance-là et que cet héroïsme là sont désormais inscrits au catalogue des phénomènes fondés par le sens, par l’individu, par l’opacité, par la lenteur, tous phénomènes rabotés par l’ordre de la transparence et celui de l’immédiateté. En face, mais certainement déjà aussi compromis dans le surmoderne qui explose dans l’esthétique moyenne de la classe du même nom, les quatre complotent. Face au despotisme démocratique de l’opinion offrant à l’art surmoderne la toiture de la fonction du jeu interactif~, les quatre sont réunis autour d’une pensée, celle du complot faible, de la menace indiscernable qui consiste à le dire et à le montrer tout est transparent, tout est irradié, les images de la nature ne peuvent plus être que des figures de l’agriculture, la mer est un entrepôt des figures de l’art moderne. Le complot est encore ceci : qu’ils soient incertains sur des seuils dans la seule force de la représentation qu’ils élaborent du plaisir discret d’être les accidents de l’incertitude elle-même.
Bernard Lamarche-Vadel, Paris, 1990.