Lise
Dua

NEW . 22.10.2024

Sonder les distances

à propos des images de Lise Dua, mars 2021
Emilie Saccoccio, Mars 2021

Il y a ce préfixe devant les gestes qui composent le travail de Lise Dua.Ce sont des gestes que l’on ré-itère, des distances que l’on re-propose, des visions que l’on re- façonne afin de soulever le regard et ouvrir une brèche dans nos habitudes du « voir ».La photographe travaille depuis plusieurs années sur un ouvrage qui recompose un récit familial et indexe ce point précis où nos histoires intimes se rejoignent dans des pratiques que l’on pourrait qualifier de collectives.Le livre associe des photographies de l’artiste et des photographies prises par son père et d’autres membres de sa famille. Le photographe n’est alors plus nécessairement une personne mais bascule dans un rôle que chaque membre du clan emprunte et façonne.

« J’ai une sœur, pendant 10 ans je la photographie ».

Lise Dua photographie de manière répétitive sa sœur pendant plusieurs années sans arriver à poser des mots, des raisons sur cette pratique pourtant fondatrice de sa recherche artistique.Le temps passe, le travail se densifie, et au détour de son histoire l’artiste tombe sur des images réalisées par son père de nombreuses années auparavant, oubliées dans des cartons.

Celle qui est photographiée activement c’est elle, et cette fois, elle est modèle.Ces photographies de deux époques différentes résonnent étonnement. L’appareil a pourtant entre- temps changé de main, et loin de sembler s’épuiser dans le redoublement, la nécessité de faire image donne lieu à des échos que l’artiste décide de ne pas laisser à la coïncidence.Le geste répété devient projet et nous sommes alors invités à entrer dans cette famille qui nous ouvre son histoire, celle que l’on n’écrit pas seulement pour soi. La recherche qui s’étend de 2018 à 2021 se propose aujourd’hui sous la forme d’un livre et d’une exposition.

Prélever des images

Le travail de photographe commence ici par le geste du prélèvement.Celui de ponctionner, de récupérer les images qui font événement depuis la réserve familiale. Nous parviennent grâce à cette sélection de multiples vues, des scènes somme toute assez banales, d’une quotidienneté figée dans des moments de fêtes, un possible vivre ensemble et ses anecdotes.Mais quelque chose s’agite rapidement dans ce qui semble rentrer en écho, en double avec le reste des images de l’artiste. Lise a été photographiée comme elle a photographié Clara.

Rassembler

C’est parce que toutes les images mises en regard se répondent à des degrés différents que le geste de Lise Dua fait sens. Un relais se met alors en place entre des coïncidences saisissantes, surtout lorsqu’on se rappelle que l’artiste n’a peu ou pas connu les images de son père, et des planches où le lien entre les photos est plus formel. C’est alors que nous-mêmes, spectateurs, sommes invités à chercher ce qui se répète et viendrait raconter quelque chose de plus.

Faire comme si

Alors qu’est-ce que refaire ? Ne serait-ce pas comme nous le propose la philosophe Vinciane Despret, « faire comme si pour pouvoir accomplir ce qui reste inachevé, et (…) resusciter. » Et l’écouter nous préciser : « C’est ça resusciter, c’est susciter à nouveau, c’est-à-dire ce n’est pas une copie du même, c’est une copie suffisamment fidèle pour que le même puisse y trouver son compte et l’accomplissement puisse s’y sentir comme un don, comme un cadeau.”1 Parce que dans la répétition de certains cadrages, dans le redoublement fortuit et inconscient que proposent les images de Lise Dua vis-à-vis de son père il y a cette possibilité qui s’ouvre d’aller plus loin, de re-composer, re-faire famille, ré-ouvrir aussi la pratique vernaculaire photographique pour y faire entrer une conscience.

Sonder les distances

Il y a en effet quelque chose qui cherche à faire émerger ce qui se serait perdu dans les profondeurs de la conscience ou de l’inconscience chez Lise Dua.Re-regarder, ré-assembler seraient autant de manières de re-convoquer, re-scusciter et peut-être même ressusciter ce qui s’est perdu dans la normalisation des gestes et les conventions d’une histoire qui s’annonce simplement.

La pratique de l’artiste dans son atelier renvoie d’ailleurs à ces tentatives de découvrements successifs proche de l’archéologue. Les images y sont accrochées puis recouvertes, parfois déplacées, et même occultées par endroits, et ce qui voile devient alors peut-être ce qui révèle.

Déplacer le photographe

Plus on chemine dans l’édition Je n’écris plus pour moi seule, et plus nous apparaît cette sensation d’un photographe qui ne serait pas seulement celui qu’on croit. On reconnaît à son modèle et à son regard les images réalisées par Lise Dua. Les autres photographies du livre semblent appartenir à plusieurs visions. L’appareil se déplace d’une personne à l’autre. Et le « photographe » devient alors un rôle qui s’emprunte et se transmet. On est tour à tour photographiant et photographié, celui qui raconte l’histoire et celui qui l’incarne. L’idée même de famille serait peut-être à penser sous cette multiplication de regards qui viennent composer ces récits que l’on transmet. Nous serions tous conteurs, conteuses, celles et ceux qui façonnent tour à tour une histoire à multiples points de vue, différentes sous chaque regard, ré-activable indéfiniment.

L’autoportrait et la figure du double

Être dedans et dehors à la fois, c’est un peu ce qui semble se jouer.Le double comme possibilité de dire ce qui diffère très sensiblement et d’appuyer là où la jonction, le lien se crée.Le premier double c’est peut-être celui de Lise et Clara, les deux sœurs, reliées par la mère. Dans ces images et dans cette histoire c’est fondamentalement le transgénérationnel qui s’exprime. Regarder ce qui se répète et ce qui diffère ce serait aussi regarder ce qui a réussi à se transmettre, à traverser ces corps. À l’instar de la série Les loyautés, entamée en 2019 en parallèle du livre, où l’artiste rapproche et rassemble des corps au moyen de ces gestes de femmes qui se répètent et s’interpellent d’une image à l’autre.Quelque chose qui viendrait être mis à jour, quelque chose de ces histoires transmises dans la pudeur et le silence d’une façon de se tenir, d’une façon de se toucher.

Une volonté narrative

Ainsi la photographe reprend dans ses mains la possibilité de conter l’histoire familiale et dans un même mouvement repositionne le photographe comme un rôle qu’on emprunte, ouvert et partageable. Une nouvelle histoire qui engloberait davantage jusqu’au spectateur lui-même désormais invité dans ces trajectoires de regards.

Lise Dua est bien « celle qui tisse » comme elle se présente à nous à la fin de son ouvrage. Celle qui reconstruit l’espace de la maison abritée désormais par le livre, et repose lumière sur nos pratiques et nos histoires. Être photographe ne consisterait plus seulement à faire des images mais aussi à les regarder au-delà, dans ce qu’elles nous disent de plus.

  1. Propos de Vinciane Despret, enregistré lors de la Troisème enquête collective, Enquêter avec d’autres êtres du Cycle des Imaginaire des futurs possibles, saison 2, Conférence en ligne du 6 mars 2021, organisée par l’Université de Lausanne et le théâtre de Vidy Lausanne.