Lise
Dua

NEW . 22.10.2024

L'épreuve photographique du temps

Robert Pujade, 2023

Les photos de famille sont la matière sur laquelle Lise Dua élabore sa recherche photographique. Quand bien même son choix d’images est puisé parmi des archives familiales, sa recherche se situe à l’opposé d’un album dont l’usage commun consiste à préserver des souvenirs marquants qui jalonnent une histoire privée et accompagnent le récit familial.

Dans son approche, en effet, il est moins question d’histoire que de temporalité et plus précisément de l’image photographique comme épreuve – au sens technique de ce terme – du temps. L’épreuve photographique se situe toujours à mi-chemin entre la représentation d’une réalité visée par le photographe et la preuve de quelque chose.

La plupart du temps ce n’est que l’authentification du référent, quelque chose qui exista quelque part comme l’atteste le cadre de la photographie et qui ranime la mémoire par référence à un épisode de la vie de famille. Plus rarement, il s’agit de quelque chose qui saute aux yeux, de détails inattendus qui captent pour eux seuls l’attention du spectateur. Cette forme de lecture d’images correspond à l’attitude visuelle que développe Lise Dua dans ce qu’on pourrait appeler son observation des photos de famille ; une observation et non pas une contemplation qui coïnciderait alors à ce que Roland Barthes appelait le punctum pour désigner l’intérêt involontaire déclenché par un détail surgi d’une photographie. L’attitude de la photographe est volontaire et son attention aux détails ne prend sens que par leur réitération dans la collection de ses images-documents. On peut s’en rendre compte en considérant les deux œuvres qu’expose la Galerie Domus à Lyon.

Dans la série au titre énigmatique « Les Loyautés », le corpus d’images utilisées provient à la fois d’archives de sa propre famille et de photos anonymes dont elle a fait la collection. Lise Dua présente des fragments de photographie qu’elle dispose en vis-à-vis ou des images uniques dans lesquelles certains gestes et attitudes sont contiguës. Cette mise en scène, qui juxtapose des épreuves réalisées en des temps différents, élimine l’apparence physique des personnages pour privilégier leur aspect comportemental : positionnement des mains, balancement des jambes et situations de regards portés on ne sait où.

Le spectacle ainsi composé découvre un ensemble de ressemblances et de dissemblances, celles-ci provenant des différences d’âge entre les sujets, celles-là de la répétition d’une expression, d’une posture ou d’un maintien qu’on dirait propre à chaque famille concernée, comme si le présent abondait dans le sens de l’itération du passé. Ainsi, la photographie réifie l’indépassable affirmation de Saint Augustin : le passé n’existe pas, seul existe le présent du passé. Plus précisément, les épreuves photographiques apportent la preuve que les ressemblances transgénérationnelles relèvent d’une transmission incontrôlée, génétique, presque instinctive et, d’une certaine façon, inconsciente.

Par là-même, s’éclaire le titre de « Loyautés » donné à cette série : le lien familial se perpétue à travers nos comportements comme une fidélité et un engagement involontaires à l’égard de notre ascendance.

Une série plus récente intitulée « Une Vie », davantage centrée sur la question des ressemblances et des dissemblances liées au temps, s’appuie sur une collection de soixante-dix portraits d’une même personne. La succession des photographies est consacrée au seul visage d’une femme depuis sa petite enfance jusqu’à un âge très avancé. Chaque portrait constitue une interruption dans la continuité d’une vie, un arrêt sur image dans le film du temps. Lise Dua cultive cette métaphore cinétique en accolant chaque épreuve les unes à la suite des autres dans un livre dépliant qui prend la forme d’un leporello. Ce dispositif oblige à attribuer une identité constante à des faciès de plus en plus différents, à saisir dans une continuité étrange des modifications irréversibles qui altèrent progressivement une même personnalité.

Certes, on pourrait concevoir que ce travail photographique est propice aux larmoiements que nous inspire la nostalgie. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. Ici, comme dans la série précédente, mais d’une façon toute différente, la recherche de Lise Dua est guidée par la volonté de produire une approche visuelle du temps. En ce sens, sa démarche va plus loin que son intérêt pour la photo de famille, elle confère un nouveau statut à la création photographique en lui assignant la puissance d’être une externalisation de la conscience intime du temps.