Relier la terre à la mer, et inversement
Caresser le cœur de la montagne enfin offert à découvert
Julie C. Fortier- Caresser le cœur de la montagne, 2022.
Nos corps sont des matières de mémoires. Enfouis dans chacune de nos cellules, des souvenirs ancestraux nous habitent. Des mémoires silencieuses, ensevelies, invisibles, qu’un petit rien, parfois, peut raviver. Ce petit rien peut être une odeur. Nos corps, à l’image de somathèques (des collections de cellules stockant toutes nos archives), regorgent de souvenirs olfactifs associés à un lieu, un objet, un aliment, une sensation, une couleur, un son, une voix. Les odeurs incarnent nos récits intimes et collectifs. C’est précisément cette mémoire que Julie C. Fortier vient réveiller. Pour cela, elle fouille les moyens de transmission de ces mémoires immémorielles, les images, les sonorités qu’elles génèrent en nous et par nous. Depuis 2013, elle est à l’écoute de ces matières impalpables et mouvantes. Formée à la parfumerie, l’artiste s’emploie à cueillir le vivant pour en diffuser les senteurs. Elle pense le lieu où elle est invitée à travailler, attribuant ainsi un contexte, une matière et une forme aux odeurs qu’elle envisage aussi bien comme des fantômes et des êtres vivants indociles.
À la Galerie du Dourven, Julie C. Fortier procède à plusieurs cueillettes et prélèvements. Au gré des quatre saisons, elle s’est rendue sur place pour y faire la rencontre d’une pluralité d’odeurs selon le temps, les floraisons, les marées, les cycles. Elle prend le temps de flairer le parc et ses alentours, de rechercher les écorces, les lichens, les pierres, les feuillages, les traces animales. “Je me laisse impressionner par le lieu.” À cette exploration aussi sensorielle que poétique, s’ajoutent des rencontres avec des paysan·nes, des marins pécheureuses et une géologue (Odile Guérin). Par elleux, elle engrange des récits, des indices de compréhension du territoire qu’elle écoute et arpente lentement. “Je me dissous dans le paysage.” Elle photographie des éléments de ce territoire, elle prend des notes, esquisse quelques dessins, collecte des matériaux organiques et minéraux. Il s’agit ainsi d’entrer en symbiose avec le nouvel habitat, d’apprendre et de comprendre sa très longue histoire, d’en observer ses réalités au présent.
J’ai attendu, attendu, attendu tendue
Attendu tendue restitue le temps long du lieu. Le grand tapis tufté est pensé comme un paysage transtemporel, “une tranche de côte” qui nous donne accès à l’histoire du lieu. Grâce aux échanges avec Odile Guérin, Julie C. Fortier appréhende les mutations géologiques du terrain qui autrefois était une très haute montagne. Les activités magmatiques successives génèrent une lente et profonde érosion. Les quartz et les granits visibles aujourd’hui résultent de ces mouvements physiques qui nous permettent de voir et de toucher le cœur de la montagne. Au fil de notre procession sur le tapis, nous rencontrons différentes odeurs : des lichens prélevés sur les rochers et sur les écorces des arbres du parc, une odeur terrienne qui raconte le lieu. Le lichen, hybridation géniale entre l’algue et le champignon, se nourrit d’eau et d’air. Son existence même connecte la terre et la mer. Julie C. Fortier cueille aussi la criste-marine (dont le nom vernaculaire est la perce-pierre), une plante condimentaire utilisée depuis l’Antiquité qui pousse sur les falaises et les rochers. L’artiste allie son odeur minérale de fenouil à celle du goémon. Du sous-sol vers la mer, en passant par le parc, la plage, les terres cultivées, la lande, nous humons et foulons pieds nus l’histoire et le présent du lieu. En référence à la montagne d’autrefois, le tapis s’élève pour prendre du relief et de la hauteur. L’artiste parle aussi de la formation d’une alcôve au pied de laquelle est déposée une pierre de quartz. Elle est une métaphore à la pétrification des corps, au territoire qui est en nous, à notre “devenir paysage, devenir pierre”. La symbiose entre les corps humains et non humains est nourrie d’une interdépendance.
Fleurs frissonnantes, grisantes
L’œuvre Attendu tendue est aussi chargée d’une attente désirante, qui au fil des rencontres, des marches et des errances, est devenue le lien qui unit la terre et la mer. Il y a d’un côté celleux qui attendent que la mer soit clémente pour sortir le bateau, qui attendent que la pêche soit fructueuse. De l’autre, celleux qui attendent que la terre donne, que le temps soit propice, que l’année soit bonne. L’œuvre apparaît comme la synthèse du territoire. Un vortex d’histoires, de matières et d’odeurs que les œuvres autour viennent nourrir et compléter. Ainsi, Dissoudre le paysage est une installation murale formée de 40 000 touches à parfum imbibées de quatre odeurs invitant à une promenade dans le parc de la Galerie du Dourven. Les odeurs résultent de cueillettes, de prélèvements et de macérations. Une odeur verte, anisée, conçue à partir de faux cerfeuil. Une seconde plus animale, conçue à partir de jasmin. Une odeur chaude, mêlant le miel et le cuir, qui nous amène à penser les renards et les chevreuils qui habitent le parc en fin de journée et la nuit. Une troisième odeur boisée qui associe les écorces des arbres, notamment du chêne et les rameaux de pins. La quatrième, conçue à partir de hierochloe odorata (avoine odorante ou herbe aux bisons), est une odeur champêtre, amandée, douce et apaisante. En face de l’installation, les vitres des fenêtres donnant sur le parc sont couvertes de vaseline appliquée selon des gestes circulaires et ondulatoires. L’effet produit diffracte la lumière et rappelle les vents ou la présence d’une brume épaisse qui, du fait de l’humidité pesante, accentue les odeurs environnantes. Aussi sensorielles qu’oniriques, l’artiste déploie différentes approches de l’écosystème dont les œuvres sont intimement issues.
En sursis assoupie
Dans cette recherche pour comprendre le lieu et la relation qui la relie à lui, Julie C. Fortier s’autorise à une grande liberté d’association, aux amalgames poétiques et à la spéculation narrative. Elle injecte ainsi de son histoire à l’intérieur de cette exploration à la fois située et resituée. Certaines œuvres proposent des écarts et ouvrent les imaginaires. Au mur, deux photographies participent d’une mythologie ancestrale fabriquée ou fantasmée. L’une présente la baleine (Le cœur de la montagne), l’autre une faille parfaitement triangulaire dans la pierre (La Porte). Julie C. Fortier fantasme à partir de ces pierres érodées et formées au cours des siècles. Par la photographie, elle isole des formes énigmatiques propices à des récits spéculatifs qui pourraient allier les vestiges d’une civilisation perdue à des mythes extraterrestres. Plus loin, incrustées dans le mur, Attention je mords : une dentition de pierre de quartz fait écho à des traces de morsures présentes à d’autres endroits. Il s’agit d’une dentition d’enfant qui participe également à la dimension fictionnelle de l’exposition. Plus loin, des plateaux en inox sont suspendus dans les airs. Ils rappellent aussi bien un banc de poissons argentés, le scintillement des sardines dans l’eau, des leurres de pêche, un collier géant. Dès l’entrée de l’exposition, le sens du goût est introduit par l’objet. Alors, il s’agit de faire image autrement. Les matériaux, les odeurs, l’espace génèrent des images et des expériences reliées à nos propres corps. Sentir le cœur de la montagne apparaît comme une restitution d’un dialogue entre Julie C. Fortier et le Dourven. Un lieu auquel elle a intégré ce qu’elle est, son propre imaginaire et ses souvenirs. Par le temps long et la contemplation, l’artiste nous engage à ressentir l’écosystème au sein duquel nous nous trouvons. Les œuvres, pensées comme des matières mémoires, attrapent nos cellules qui formulent les images et les sons des nos propres souvenirs. L’artiste secoue la dimension archaïque de nos corps, qui, lorsqu’ils sont envisagés comme des somathèques, sont des réservoirs de souvenirs aussi imprévisibles qu’infinis.