Julie
C. Fortier

UP . 19.12.2024

Je te suivrai jusqu'à la frontière de ton odeur là ou la lumière se déchire un peu

Texte de Clara Muller, Pistes #7, oct-déc 2024, Journal de la Terrasse, espace d'art, Nanterre

Il y a tant de choses que l’on ne sait plus voir. Réunies sous un même titre-poème, les œuvres de Julie C. Fortier et de Gabrielle Herveet ramènent dans le champ de notre considération les phénomènes, les choses et les êtres que notre modernité occidentale repousse dans les marges de notre attention. Les plantes en particulier, ces faiseuses de monde qui, en digérant la lumière, agencent les éléments à l’échelle planétaire, sont à présent victimes de ce que les botanistes nomment la “cécité botanique”, une incapacité non seulement à remarquer les êtres végétaux mais également à reconnaître leur importance dans la biosphère. Ainsi les pièces de l’exposition offrent-elles des voies d’entrée dans les possibles du végétal et dans “les relations édificatrices d’imaginaire, de savoirs, de pratiques et de techniques 1 ” qui se sont tissées au fil des âges entre les êtres humains et les plantes. Les gestes et actes perceptifs appelés par les œuvres – scruter, traverser, caresser, humer – nous enjoignent à trouver un surcroît de présence au monde, mais également un surcroît d’usage de celui-ci, en convoquant des puissances d’attention singulières.
Formée à la composition de parfums dont elle use pour élaborer des œuvres-récits, Julie C. Fortier s’est intéressée à l’utilisation des plantes en vertu de leurs odeurs. Le rapport fasciné, souvent sacré, parfois quasi amoureux, des êtres humains avec l’aura parfumée de certains végétaux a donné lieu à une myriade de croyances, de symboles, de mœurs et de savoir-faire. Jouant des diverses qualités sensibles des matérialités végétales (ligneuses, résineuses, textiles, olfactives…) avec lesquelles elle travaille, l’artiste sonde ces attractions et réactive certains de ces liens ancestraux au travers de formes et de paysages à appréhender avec l’ensemble du corps. Elle nous convie ainsi à entrer, comme tant d’autres avant nous, dans le sillage chargé de significations de ces vivants créateurs qui maintiennent “la terre en bas et le ciel en haut 2 ”. Avec l’ensemble des Fleurs amoureuses, l’artiste opère en outre un retour à l’être-plante dans une perspective déshumanocentrée. Convoquant les fleurs à la forme active, ces œuvres, présentées sous des conditions lumineuses changeantes, demandent un ajustement perceptif afin de ré-envisager, aussi, les liens immémoriaux tissés par les fleurs, ces “êtres porteurs de sens et donneurs de signes jamais étriqués3 ”, avec les non-humains. Les alternances de l’ombre et de la lumière et leur influence sur le monde végétal sont également au cœur du travail de Gabrielle Herveet pour l’exposition. Cette dernière se passionne en effet pour les manières dont les êtres humains ont étudié les cieux et diversement représenté les rythmes du Cosmos. Dans la vitrine de La Terrasse, son installation Entre deux solstices : calendrier des limites d’obscurités se déplie à la mesure de l’espace mais aussi du temps de l’exposition, depuis ses prémices jusqu’à son terme, le 21 décembre :sur de grands draps colorés grâce à diverses plantes tinctoriales, se dessinent en bandes successives l’alternance des jours et des nuits depuis l’aube de l’été jusqu’au premier jour de l’hiver. Par l’inclusion de végétaux entiers, collectés puis séchés par l’artiste, l’œuvre rend également visible les effets de l’attraction universelle sur le métabolisme des plantes. Le photopériodisme leur est en effet essentiel, agissant sur leur dormance, leur croissance, leur respiration, leur floraison, et donc leur capacité à composer le milieu nourricier que nous habitons. Avec cette œuvre aux multiples strates, Gabrielle Herveet nous rappelle aussi que, depuis la nuit des temps, les végétaux ont permis la constitution de calendriers cohérents avec les manières de vivre des communautés humaines. Ainsi nous incite-t-elle à retrouver une connivence avec le ciel comme avec la terre. Partageant un désir d’éprouver et de faire éprouver le monde, d’en subodorer les enchevêtrements en prise avec la chair des êtres et des choses, Julie C. Fortier et Gabrielle Herveet invitent à se saisir de relations nouvelles – ou très anciennes – aux plantes et à se laisser habiter par d’autres perceptions et usages du monde. Et si toutes deux travaillent au contact des sciences que l’on dit “dures” – chimie, physique, astronomie, etc. –, les savoirs qui nourrissent leurs pratiques ne viennent jamais “consolider l’empire de l’homme sur les choses 4 ”, mais vivifier notre sentir et élargir – ou pluraliser – les contours du réel.

Clara Muller est commissaire associée à l’exposition. Critique d’art, historienne de l’art et autrice, elle collabore depuis 2016 à la revue et maison d’édition Nez.

  1. Pierre Lieutaghi, « L’ethnobotanique au péril du gazon », Terrain, n°1, octobre 1983, p. 4-10.
  2. Natasha Myers, « La vie dans la planthroposcène en dix étapes (pas si faciles) », trad. Morgan Iserte et Philippe Vion-Dury, Socialter, hors-série, 2020, p. 183.
  3. Pierre Lieutaghi, op. cit.
  4. Val Plumwood, « Réanimer la nature », trad. Laurent Bury, Paris, PUF, 2020, p. 43