Hervé
Le Nost

30.07.2018

Les Géants sont tombés

Eva Prouteau, 2021

Formes naturellement sculptées, traversées de rides et de sillons en surface, fourmillant de cavités semblant créer des chemins et percer des ouvertures, rugueuses et pétries d’anfractuosités, les Pierres de Lettrés n’ont ni les couleurs étincelantes des pierres précieuses, ni la douceur des galets zen : les Chinois qualifient de «qi» (bizarres) ces pierres torturées qui auraient le pouvoir de condenser les forces telluriques primordiales.

Au fil de ses résidences en Chine, Hervé Le Nost s’est beaucoup intéressé à ces rochers étranges, qui sont considérés là-bas comme des êtres vivants, au même titre que tous les existants de l’univers. Pour imaginer son exposition à Thouars, l’artiste a greffé ce premier référent à d’autres histoires qui s’entrelacent, modus operandi récurrent chez celui qui aime opérer des connec-tions logiques autant que syllogiques à partir de rencontres fortuites, de matières à sculpter, d’archives textuelles et de documents photographiques.

Hervé Le Nost imbrique ici divers éléments biographiques, à commencer par une lettre de son grand-père, écrite dans les années 1920 mais portée récemment à sa connaissance. L’homme y évoque des arbres qu’on abat, et emploie cette formule lapidaire animée d’un souffle tragique : « Les géants sont tombés ». À ce moment-là, l’artiste récupérait justement un grand chêne creux mort, qu’il avait quadrillé et débité avec l’idée d’en faire une pièce. Dans le processus de cristallisation qui préside à l’expo-sition, il faut inclure également l’intérêt d’Hervé Le Nost pour l’art baroque, et notamment pour ce palais de Te réalisé par l’architecte Giulio Romano, dont une salle spectaculaire s’orne d’immenses tourbillons peints : la fresque se nomme La Chute des Géants. À cet élan hélicoïdal irrésistible, l’artiste associe enfin une œuvre plus récente, le Monument à la Troisième-Internationale de Tatline, une sculpture éminemment liée à son contexte politique, qui met en scène sa dynamique ascensionnelle, et soumet radicalement tout l’espace alentour à ses propres jeux de tension interne.

À partir de ces multiples composantes que l’artiste télescope mentalement selon des cheminements singuliers, le scénario d’exposition prend forme. Dans la chapelle saint-sulpicienne de Thouars, écrin minéral blanc traversé par le chatoiement des vitraux, Hervé Le Nost vient perturber, alléger et distordre l’espace monolithe. Dans une installation pensée comme une scénographie globale, il articule des réductions de paysages qui ménagent une perspective de promenade. Une forme — métaphore du projet de l’artiste — sert de fil rouge dans ce parcours ponctué de détails : une pièce de puzzle surdimensionnée, qui symbolise les processus d’emboîtement et l’image d’ensemble à recomposer, apparaît au sol à plusieurs reprises, alternativement socle et sculpture plate.

À la croisée des deux travées, une pièce monumentale s’élève vers le ciel : elle se compose des billots de chêne creux, qui laissent circuler le regard dans la matière évidée. Pour soutenir l’assemblage, un dispositif en forme d’escalier se déploie sur un vaste plateau, lui-même disposé sur de multiples tréteaux de bois. Élévation feuilletée, qui entrechoque les angles aigus, les cercles de croissance et la couleur naturelle du matériau brut, cette immense construction dialogue avec un polyèdre de papier délicatement suspendu dans les airs, astre géométrique qui parachève ce fragment de paysage de sa présence lunaire. Dans la poésie chinoise, la lune se manifeste majoritairement dans sa forme pleine : elle joue le rôle d’un cercle parfait qui aurait le pouvoir de réunir les êtres séparés. En écho, Hervé Le Nost suggère au visiteur l’idée que l’œuvre ouvre un espace de partage, et cette exposition aurait bien pu s’intituler : avec qui vais-je regarder la lune ce soir ?

Spatialisés dans la travée centrale, différents pôles animent le paysage en archipel, instaurant des jeux d’échelle et de pers-pective. Un îlot central abrite une sculpture métallique qui rappelle les architectures métabolistes1 , d’autres sculptures en céramique viennent corroborer cette sensation de micro-univers autonomes, entre corps organiques, miniatures architecturales ou fragments insolites de paysage naturel. Hervé Le Nost adjoint à cet ensemble un leporello2 d’images posées sur socles, des images qui sont traitées comme des sculptures puisqu’elles sont obtenues par transfert photographique sur émail et céramique, et fusionnent la texture du grès avec la matière visuelle. Ce livre accordéon révèle une autre facette de l’œuvre d’Hervé Le Nost, sa fabrique intime du regard : il contient des montages photoshopés à partir des photographies réalisées quotidiennement, une réflexion sur sa pratique artistique, son travail de sculpture, ses repérages et ses archives. À Thouars, ces photographies s’agrègent au gré de jeux de communication baroques pour créer des natures mortes incongrues, que le motif de la bulle de bande dessinée vient traverser. Ces bulles, phylactères ou nuages, soulignent cette idée d’échange : elles codifient les flux entre les objets repré-sentés, comme si les choses se parlaient ou pensaient les unes aux autres et qu’il était possible de saisir ces interactions mystérieuses.

L’une des caractéristiques du mouvement baroque est, essen-tiellement dans les arts figuratifs, la surabondance et la mise en abyme de plis : de là l’emploi par Gilles Deleuze3 de l’adjectif « baroque » pour désigner la philosophie de Leibniz, dans laquelle chaque personne serait grosse de tout l’univers et pourrait être figurée comme un immense réseau de plis qui, s’ils étaient dépliés, la représenterait tout entière. L’exposition d’Hervé Le Nost pourrait bien s’apparenter à un tel réseau : dans l’éclectisme des matériaux qu’elle met en œuvre, dans l’empilement des temporalités dis-tinctes mais reliées qu’elle convoque, dans la variété des paysages qu’elle nous invite à traverser, elle traduit la richesse d’une pensée qui n’en finirait pas de se déployer joyeusement, toujours attentive à la partition du monde qui l’entoure, à ses perspectives d’envolées comme à ses chutes.

D.C.A Association Française de développement des centres d'art contemporain - Les géant sont Tombés

  1. Le Mouvement métaboliste est un mouvement d’architecture originaire du Japon de l’après-guerre, qui met en rapport les mégastructures avec les principes biologiques de la croissance. La petite structure d’Hervé Le Nost pourrait s’apparenter à un célèbre immeuble de Tokyo, emblématique de l’architecture métaboliste : la Nakagin Capsule Tower de Kisho Kurokawa.
  2. Le leporello, ou livre frise, est un livre qui se déplie comme un accordéon grâce à une technique particulière de pliage et de collage de ses pages. Le mot fait allusion à Leporello, valet de Don Juan, qui présente à Donna Elvira la longue liste des conquêtes de son maître, pliée en accordéon, dans le premier acte de l’opéra Don Giovanni de Mozart.
  3. Gilles Deleuze, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Éditions de Minuit, 1988
Eva Prouteau 2021