Yann Sérandour
Entretien croisé avec John Cornu
Artiste français né en 1974 à Vannes, Yann Sérandour opère un peu à la manière d’un historien qui s’attache à donner un sens à une suite d’événements, de faits. Le livre est son matériau de prédilection, le livre comme forme ouverte, comme outil de transmission et de circulation d’informations.
Puisant ses sources dans l’histoire de l’art, notamment celle des années 1960 et 1970, mais celle également d’époques plus lointaines, Yann Sérandour exhume, emprunte, reconstruit, raconte, documente, enquête, romance, invente, indexe, sème le trouble et prolonge des récits.
John Cornu : Ton travail procède d’une logique documentaire. Je veux dire par là que de Une et deux chaises (2006) à Cactus Cuttings #1 (2014), beaucoup de tes productions sont liées à des sources documentaires et souvent livresques. Peux-tu nous éclairer sur cette dynamique de création ?
Yann Sérandour : Mon travail prend en effet sa source dans des documents, reproductions, textes, commentaires qui ont pu me tomber sous la main, plutôt que dans des objets ou expériences réelles. Il se situe en bout de chaîne, à destination. Sa dynamique première est périphérique et provinciale. Je m’intéresse aux opérations de traduction documentaire, à la manière dont un objet d’art est traduit en document et est retransmis dans l’espace et le temps, à sa diffusion, à sa dispersion. L’ensemble de ces fragments, bribes qui nous sont parvenus permettent de faire de cette archive une histoire, pour peu qu’on les réarrange dans un certain ordre et qu’on crée de nouveaux liens entre eux. Je porte mon attention sur des objets de seconde main, reproduits, parfois dégradés qui sont souvent très éloignés des modèles dont ils sont issus. Par des opérations de filature, de collecte qui me conduisent d’une information à une autre, j’essaye de remonter aux originaux et suis à l’affût des accidents, des ruptures qui peuvent être alors des embrayeurs pour de nouveaux développements. Les objets premiers, les originaux ne m’intéressent pas en tant que tels, mais bien plus le parcours semé d’embuches qui mène d’un objet dérivé à sa source. Je cherche des bifurcations possibles qui me permettent par la construction d’une œuvre de modifier l’enchaînement d’une suite d’événements, de réécrire une histoire en remontant le courant, en produisant des digressions, des ramifications. Dans une histoire, l’erreur est ce qui fait événement. Elle fait resurgir un principe de réalité et appelle une réponse.
Dans leur volonté de dématérialisation et de transmission immédiate, les pratiques conceptuelles ont utilisé des formes documentaires jusqu’à faire du document lui-même le support même de l’œuvre. Ces supports imprimés n’ont pas manqué d’être échangés, partagés, mais aussi collectés, fétichisés, monnayés. Mon travail plus récent a pour point de départ ce paradoxe. L’histoire de l’art conceptuel fut mon premier terrain d’investigation, histoire avec laquelle j’ai voulu me lier et dialoguer, dans les marges de ma bibliothèque, jusqu’à ce que ce qu’une suite d’événements précipités et de rencontres fortuites repositionnent mon travail de lecteur dans la réalité sociale du monde l’art ou tout au moins sur son seuil. Par un jeu d’influences multiples et parfois contradictoires, je me suis retrouvé « en position »1
.
J. C. : L’approche citationniste ou appropriationniste propre à des artistes telles Louise Lawler, Elaine Sturtevant ou encore Sherrie Levine se retrouve chez beaucoup d’artistes de notre génération. On pourrait citer entre autre Valentin Carron, Bruno Peinado ou encore Hugo Pernet…
Comment te positionnes-tu par rapport à l’idée de citation ou d’appropriation ? Je pense ici plus particulièrement à des pièces comme Le Plein (2008) ou encore l’installation réalisée à partir d’un suminagashi de Tadao Fukuda intitulée Un cours d’eau paresseux à travers les prairies (2012).
Y. S. : Je ne crois pas du tout que mon approche soit « citationniste » ou « appropriationniste ». Ces pratiques se confortent parfois dans un certain cynisme désenchanté. J’aime pour ma part réactiver des images figées, leur donner un nouveau sens en les déplaçant dans de nouveaux contextes. Je ne cite pas mes sources, j’en prolonge les trajectoires. Je ne m’approprie pas l’œuvre de prédécesseurs plus ou moins illustres, mais m’y suis parfois annexé d’une manière toute parasitaire. « Interpolé » pour reprendre l’expression de Rodney Graham dont les incursions dans la littérature m’ont beaucoup captivées. L’enjeu n’est pas de produire un quelconque bégaiement ou de se résigner à je ne sais quelle position de copiste. Le travail que j’ai développé à partir de certaines œuvres canoniques de l’art conceptuel visait plutôt, par le biais de tactiques d’infiltrations ou par ruse mimétique, à interroger leur fétichisation paradoxale. Je souhaitais les remettre en circulation sous une forme biaisée et rafraîchie. Quand une page se fige, il faut la rafraîchir si on veut la mettre à jour. Comme je le disais, je m’intéresse à la trajectoire des objets artistiques, à leur histoire et au rapport plus ou moins libre que nous entretenons avec ces récits. En quoi ceux-ci dictent nos conduites ou comment ils peuvent provoquer des envies de « contre-conduite ». Les livres et les reproductions imprimées occupent dès lors une place de premier plan, dans la mesure où ces récits sont principalement transmis sous cette forme et que mon travail a pris sa source dans l’espace de la bibliothèque. Les images des œuvres sont parfois figées, pétrifiées dans leur statut d’icône, et je crois que tout mon travail consiste à les remettre en mouvement, à les réinscrire dans un temps présent, dans l’attente d’un événement quelconque qui puisse dévier le cours d’une histoire.
Dans son prolongement des enjeux critiques de l’œuvre de Michael Asher, l’œuvre de Louise Lawler m’a particulièrement marquée. Son intérêt pour le cadre tant photographique que social des œuvres d’art et le regard sarcastique qu’elle ne manque pas de poser sur leur vie et les pratiques de collection dont elles font l’objet a été une source importante pour moi. Les œuvres de Sturtevant ou de Sherrie Levine sont des miroirs dans lesquels le regard s’abîme. En tant que pièges, elles sont fascinantes mais, comme dans ma série des World Mirrors (2011), mes miroirs ne réfléchissent pas. Tout au plus ils ne servent qu’à dévier une source originale à l’image de mon installation Un temps nuageux avec la possibilité d’un rayon de soleil (2011) qui détournait un rayon de soleil capturé à l’extérieur de la galerie sur les murs de l’exposition. Il ne s’agit pas de redoubler ailleurs ce qui existe déjà, de déjouer par la copie l’idée d’unicité ou d’original. Comme l’écrit Derrida, c’est la traduction qui produit l’original. Une œuvre devient originale dès lors qu’elle est traduite. Et toute œuvre est une adresse. Il m’arrive parfois d’accuser réception et d’adresser à mon tour un retour à l’envoyeur. Je me pose peut-être beaucoup plus comme un traducteur2
. Et donc à en croire le célèbre proverbe italien (traduttore tradittore) comme un traître…
J. C. : On peut considérer que l’amateur de livres, et plus largement d’éditions, précède l’artiste ; ou inversement que c’est peut-être ton approche artistique qui implique ce jeu avec toutes sortes d’ouvrages souvent rattachés à l’histoire de l’art. As-tu une activité de collectionneur, ou bien est-ce ta pratique qui t’amène à t’intéresser à des éditions spécifiques ?
Y. S. : Les deux mais je ne saurais dire dans quel ordre. C’est l’indisponibilité des livres de Ruscha qui m’a conduit il y a une douzaine d’années à produire un nouveau titre en reprenant leur modèle (Thirtysix Fire Stations, 2002-2004). A défaut de pouvoir les acheter tout fait, je les ai refait moi-même, « à ma sauce » pour ainsi dire. Les livres de cuisine s’achètent mais les recettes s’échangent. Dans un entretien avec Richard Prince, Ruscha disait qu’on est tous de la nourriture congelée pour le futur. Au risque parfois d’avoir un sérieux goût de réchauffé. Je me suis procuré certains livres de Ruscha par échange. Mon premier livre en fut la monnaie.
Je ne suis pas collectionneur. Peut-être chasseur. Je suis à l’affût de certains livres qui ont une signification importante pour moi. Cueilleur parfois. Je peux ramasser tout ce que je peux glaner sur un sujet, par exemple la mode de la culture domestique des cactus. Après quoi, un tri s’opère, des arrangements qui permettent de rassembler les morceaux du puzzle et d’en rendre compte à travers la publication d’un livre3
ou la réalisation d’une exposition4
.
Plutôt que collectionneur, je préfère nettement l’idée de « preneur en charge » de Rutault. La vente de mes œuvres me donne parfois la chance de partager avec les artistes dont j’aime le travail les bénéfices que j’en tire, de fluidifier les échanges, de remettre en circulation les gains. S’il m’arrive d’acheter le travail d’autres artistes, c’est parce que leur travail rentre en dialogue avec le mien, parce ce que j’y trouve un écho fécond et parce que s’en porter acquéreur, c’est aussi jouer un rôle dans la vie d’une œuvre et que je désire en être responsable, en continuer l’histoire à ma manière. C’est aussi parfois une façon d’en dévier le sens, en inscrivant une œuvre au sein d’un autre développement, d’une autre histoire. L’interchangeabilité des rôles est pour moi essentielle. Il existe plein de manières différentes d’œuvrer : comme lecteur, comme artiste, comme éditeur, comme « preneur en charge », comme enseignant, etc.
J. C. : On pourrait croire que tu développes une forme de fétichisme à l’égard d’éditions rares pourtant tu n’hésites pas à intervenir sur des objets historiques comme c’est le cas avec l’œuvre Vivement lundi ! (2006). Comment ce travail s’est-il mis en place ?
Y. S. : Je ne m’intéresse pas aux ouvrages artificiellement rares et luxueux mais à la trajectoire historique de certains objets qui ont été parfois raréfiés voire mutilés par le temps. Certains objets particulièrement significatifs sont hautement désirables et je m’intéresse à ces mécanismes de fétichisation. Plus l’information est lacunaire et fragmentaire, plus les récits abondent. Une œuvre d’art peut fonctionner comme un piège. Attente, séduction, déclic puis collectage, découpage, partage, consommation. Le recadrage et la reproduction sont d’ailleurs des instruments puissants de fétichisation. Le Musée imaginaire est un manuel érotique. Quand ces objets deviennent des trésors, comme le Journal du Dimanche d’Yves Klein que tu évoques, je ne peux pas résister à l’idée de leur imaginer d’autres lendemains, de les remettre à l’œuvre.
J. C. : Il y une forme d’approche narrative au sein de ta pratique (Madeleine pénitente, 2011-2013) qui me fait penser à d’autres attitudes créatives telle celle de Simon Starling. Les histoires développées sont-elles forcement véridiques ou est-ce qu’une certaine dose de fiction peut s’introduire dans ta démarche ?
Y. S. : Toute la vérité, rien que la vérité. L’histoire raconte des événements qui ont réellement eu lieu mais la fabrique de l’histoire use de tous les artifices de la fiction pour captiver son lecteur, le faire adhérer à une version des faits. Si mon travail est porté par l’envie de raconter des histoires — et le livre reste pour moi un modèle du genre —, il n’en reste pas moins attentif au libre cours des événements. Il ne s’agit pas de donner une direction a priori mais de suivre le cours des choses. Laisser advenir paresseusement, et rebondir quand l’occasion surgit.
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_Entretien paru dans la revue REDUX #4 7 avril 2015_
- Voir Yann Sérandour, En position, Paris, Fondation d’entreprise Ricard, 2006 ↩
- Voir le livre que Yann Sérandour a édité récemment avec Sébastien Pluot : Une traduction d’une langue en une autre, Dijon, Les presses du réel, 2014 ↩
- Yann Sérandour, Inside The White Cube. Edition palimpseste, Zürich, JRP/Ringier, Christoph Keller Series, 2009. ↩
- Cactus Cuttings, exposition personnelle de Yann Sérandour, gb agency, Paris, 19 avril-31 mai 2014 ↩