Introducing - Tristan Deplus
Entre intervention et documentation, Tristan Deplus développe une pratique qui a la ville pour terrain d’action et la création de manières alternatives de la vivre pour finalité.
Lorsqu’il parle de son travail, Tristan Deplus dit rarement «je». On le comprend si l’on sait qu’il a toujours œuvré dans un cadre collectif, d’abord celui du groupe d’amis unis par la pratique du skateboard, aujourd’hui celui, plus large, de communautés tournées vers des projets au sein du tissu urbain. Pourtant, il dit tout aussi rarement «nous». À l’affirmation du «je» et du «nous», Deplus préfère un «on» qu’il rechigne à préciser. Tout au plus apprendra-t-on que ses «amis» ont des profils très variés et que les artistes n’y sont pas nombreux. Ce principe d’indéfinition, il se l’applique à lui-même. Il n’hésite pas à changer de statut en fonction des circonstances et des nécessités. Il peut être «artiste» mais aussi «photographe», «graphiste» ou «éditeur», «chercheur», «pédagogue» ou «animateur» et, bien sûr, «skateur». Inassignable, Deplus est aussi insaisissable. Il semble à la fois ici et ailleurs. Pendant toute sa scolarité à l’école des beaux-arts de Quimper, dont il sort diplômé en 2013, il a multiplié les allers et retours entre la banlieue parisienne, dont il est originaire, et la Bretagne. Il a beau s’être installé à Rennes en 2015, il semble toujours en mouvement. Furtif, presque fugitif, Deplus échappe.
Micro-localité
Il ne pourrait en être autrement car Deplus participe à des interventions souvent illicites dont la finalité est de contrarier la domestication et la gentrification de l’espace urbain. Celles qui viennent nourrir son projet Players versus Environnement (2016-2017) sont «moléculaires», ponctuelles et brèves, focalisées sur un détail de la ville et de son occupation. Ainsi, sur le mail François Mitterrand, l’une d’entre elles consista à substituer les cornières anti-skate de certains bancs par celles, classiques, prises sur d’autres. Ludique, l’action n’est pas si anecdotique : un groupe, quel qu’il soit, se réapproprie un espace dont on entendait le chasser. Îlot-R (2017-2020) renvoie, quand à lui, à un projet de long terme sur une zone encore vierge de la ville, défini comme suit sur l’un des rares documents publics qui l’accompagnent : «Situé sur la ZAC Baud-Chardonnet à Rennes, l’îlot-R est une expérience d’occupation collective éphémère à ciel ouvert. Portée par des standards propres aux subcultures urbaines, cette micro-localité dans la métropole est conçue comme un laboratoire qui teste de manière dynamique les conditions d’accès à une forme d’autonomie et d’auto-gestion de l’espace urbain.»
Par cette volonté d’infiltrer le réel, de faire de la ville un espace d’expérience et de privilégier la participation, la pratique de Deplus semble ressortir à cet «art contextuel» dont Paul Ardenne avait défini les contours. Ses interventions s’inscriraient alors dans le prolongement des actions du collectif Stalker qui, outre l’occupation physique d’espaces frontières ou interdits, pouvait aussi, comme dans le projet Ararat, à la fin des années 1990, imposer des usages alternatifs de la ville. Pourtant, si inspiration il y a, elle est moins du côté de l’art que de la pédagogie sociale, pédagogie alternative qui vise la transformation sociale. En effet, proche des Groupes de pédagogie et d’animation sociale bretons, Deplus reprend les méthodes de cette pédagogie fondée sur la recherche-action. L’importante documentation qu’il réunit autour de chaque projet témoigne ces aller et retours permanents entre la théorie et la pratique, entre l’atelier - si ce mot peut avoir un sens ici - et le terrain.
Chonophotographie
Les deux gros classeurs qui rendent compte de la création en cours d’un écosystème sur l’îlot-R montrent que la pratique de Deplus relève autant de l’intervention que de la documentation. Ils sont parfaitement organisés en différentes rubriques. À une entrée théorique articulée autour des mots-clés «fouiner», «construire», «habiter», «chercher», «domestication», «s’affranchir» et «communiquer ?», s’ajoutent un journal de travail et d’innombrables documents : images d’archives, photographies, cartes topographiques, plans d’urbanistes et d’architectes, croquis, notes, captures d’écrans, coupures de presse, publicités… Parmi eux, les photographies occupent une place décisive. Deplus en collecte et en prend beaucoup. Il photographie ses «amis» au travail et les aménagements qu’ils réalisent dans la plus grande autonomie comme la construction de skateparks sauvages. En une séquence, il montre comment transformer un poteau électrique en piliers d’une maison. La photographie documente. Elle est plus précisément un «instrument de mesure», un outil d’analyse.
Déjà, la série Incursions/Excursions (2011-2016) qui matérialisait ses déplacements entre la banlieue parisienne et la Bretagne, permettait, par des analogies, de comparer l’évolution des paysages urbains. Sur l’îlot-R, il multiplie les reconductions photographiques, qu’il appelle «chronophotographies», afin de rendre compte, au jour le jour, de l’évolution de certains points sensibles. Constituée par Deplus, cette documentation est partagée avec les membres de la communauté et mise à disposition du public lors de rencontres. Elle nourrit des conférences performées comme celle, intitulé L’Expert et le Cannibale. Notes sur quelques phénomènes de domestication, qui s’est tenue, avec la chercheuse Tiphaine Kazi-Tani, en juin dernier aux Magasins généraux de Pantin. Ces gros classeurs donneront sans doute lieu à une auto-édition, support de diffusion et trace de l’expérience dont Deplus est un grand adepte. Ce goût de l’imprimé lui vient notamment d’Alain Le Borgne, professeur aux beaux-arts de Quimper, auteur, avec Bernadette Genée, de grandes enquêtes sur les pouvoirs religieux, militaire et politique, et animateur de la plateforme Du document à l’œuvre.
Aux marges de l’art
Avec son professeur, Deplus partage aussi la volonté de sortir du monde de l’art, à tel point que l’on peut se demander, finalement, où est l’œuvre, si œuvre il y a. Deplus dit, en effet, être entré aux beaux-arts par hasard et admet que sa pratique relève des sciences humaines et sociales. En outre, les projets auxquels il participe ne sont pas explicitement artistiques puisqu’ils sont portés par des groupes et des communautés qui ne le sont pas. Se présentant souvent comme leur «scribe», son œuvre pourrait résider dans la documentation dont il est l’instigateur et l’ordonnateur et dans les formes de sa diffusion. Mais, au final, les pratiques de l’intervention et de la documentation de Deplus témoignent avant tout d’une manière d’être qui ne dissocie par praxis artistique, engagement et vie. Portée vers les marges de la ville, elle confine aux marges de l’art, productrice d’actions et d’objets qui, à la fois, sont des œuvres et n’en sont pas.