Homme Toute-main [Code APE : 8121Z]
En décembre 2021, la nouvelle École universitaire de recherche pour les Approches créatives de l’espace public (EUR CAPS) invite Tristan Deplus à investir, lors d’une résidence d’artiste, le site du Bois Perrin. Mis à disposition par la Ville de Rennes, les bâtiments de cet ancien hôpital pédopsychiatrique accueillent, par ailleurs, un centre d’hébergement pour les familles migrantes, une banque alimentaire et une antenne de la Croix-Rouge. Tristan Deplus y crée les conditions d’une immersion progressive par la maraude et l’apprivoisinnage qui prépare le travail de terrain. Pour lui, franchir un seuil n’est jamais anecdotique ni sans conséquences et « entrer dans un endroit sans y réfléchir, dit-il en citant Tarkovski, est un manque de respect1 ».
Tristan Deplus est imprégné de la culture du skateboard ; sa relation à l’espace public se caractérise par le déplacement, voire le décentrement qui implique la rencontre, le « faire avec » et l’occasion. Il prend en cela à son compte la phrase de Georges Perec : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner2 , 2000, p. 16.] ». Cette mobilité s’exprime dans un accueil sans faille de « ce qui vient », tout en gardant la liberté du mouvement : entre les marges et le centre, entre les « zones autonomes » et ce qui est institué, entre l’éducation de rue et la recherche-création. Pour lui, la recherche, l’enquête et l’observation, la collecte et le montage sont les modes opératoires artistiques qui se saisissent de l’interstice entre les désignations « en tant que » skateur, artiste, éducateur, citoyen, habitant et permettent de suivre les bruits de son époque dont il témoigne à travers les récits protéiformes. Dans la pratique du skate, chaque porosité peut devenir un lieu d’accident, mais aussi l’opportunité pour un jeu. Il suffit d’être attentif au moindre son, à la rugosité du support, aux obstacles à contourner. Ainsi, Tristan Deplus scrute le terrain tout en y posant des gestes qu’il appelle « mineurs » : l’Homme Toute-main qui, selon la description de l’APE, réalise des petits bricolages et interventions rapides chez les particuliers. Ce petit bricolage prend un sens poétique lorsqu’il répare des objets délaissés (Panneau syndical), lorsqu’il les déplace (Abrivélo), déplaçant en même temps l’attention que l’on y porte, et mettant à l’œuvre la maintenance3 comme une exigence politique.
La constitution des archives de ce travail avec le terrain (Carnet de terrain) propose, plus qu’un inventaire, une ré-création des récits par les personnes qui souhaitent s’en saisir. À la fois reconstitution d’un passage, à la fois réactualisation d’une expérience, les appréciations renouvelées des archives ouvrent sur une forme d’appropriation temporaire où s’évalue les relations entre ce qui est donné à voir et ce qui est donné à lire. L’image isolée perd ainsi de son importance iconique, se présentant comme le fragment d’une praxis élargie qui s’inscrit dans une histoire commune. L’acceptation des « catégories de la discontinuité et de la différence, les notions du seuil, de la rupture et de la transformation 4 », dont parlait Foucault déjà dans L’Archéologie du savoir, forme ainsi la base sur laquelle pourrait naître une œuvre qui sera non seulement ouverte mais aussi polyphonique. L’Abécédaire y ajoute une note conceptuelle, prenant soin d’examiner et de se réapproprier les terminologies qui désignent souvent assez mal les pratiques furtives et la mobilité de leurs significations singulières et politiques. La résidence permettait en même temps d’expérimenter la co-construction d’une école pour penser une « recherche en friche 5 ».
Marion Hohlfeldt, 2023
- Andreï Tarkovski, Stalker, 1979 ↩
- Georges Perec, Espèce d’espace, Paris, Éd. Galilée [1974 ↩
- Tristan Deplus se réfère notamment au Manifeste de Mierle Laderman Ukeles Maintenance Art, 1969. Cf. Karolina Wilczynska, « Maintaining Public Space: Sanitation Actions of Mierle Laderman Ukeles”, in Marion Hohlfeldt, Carmen Popescu, Living Politics in the City. Architecture as Catalyst for Public Space, Leuven, Leuven University Press, 2023, p. 265-280. ↩
- Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 25. ↩
- Cf. Amandine Dupraz, « Faire université Hors-les-murs. Une politique du dé-placement », in Agencements, n°1, mais 2018, p. 10-20. ↩