Pascal Jounier
Tremelo

21.12.2022

Quelques opérations pour gagner du terrain

Pascale Borrel, Maître de conférences en Arts plastiques, Université Rennes II, 2015.

Dans les creux
Les volumes sont produits avec du plâtre, du mortier, de l’argile…, avec des matières relativement fluides ou au moins malléables, dont le grain fin ou grossier détermine le mode de remplissage de différents espaces concaves. Pelletées et Coulées sont les noms attribués à deux séries. On peut percevoir ces titres comme les expressions complémentaires d’un principe de fabrication que Pascal Jounier Trémelo a maintes fois mis en jeu. Les Pelletées et les Coulées, en effet, désignent les données physiques et les actions, les gestes dont procède bien souvent la génération des formes : il s’agit d’utiliser un creux – qu’il soit donné par un outil, un objet ou une surface accidentée –, d’en faire le réceptacle d’une matière pour un temps instable, de convertir le vide en un plein, et de faire percevoir, par la forme obtenue, désormais figée, le processus lent ou instantané qui a eu lieu, la relation qui a été provoquée entre une cavité singulière et la matière qui y a adhéré.

Ce qui ne se voit pas
Les creux sont des moules. Quand Gilbert Simondon parle du moulage, il souligne la part d’invisibilité qui caractérise l’opération : « L’homme qui travaille prépare la médiation, mais ne l’accomplit pas ; c’est la médiation qui s’accomplit d’elle-même après que les conditions ont été créées ; aussi, bien que l’homme soit très près de cette opération, il ne la connaît pas ; […]1 ». C’est peut-être cet état de fait, propre à tout moulage, qui a conduit Pascal Jounier Trémelo à choisir comme moule des espaces dont on ne peut pas avoir d’expérience visuelle. Le plâtre se loge dans une poche de pantalon, la glaise occupe le vide ménagé par une poignée de mains, Ou encore, du plâtre est déversé dans des galeries souterraines creusées par les taupes. Cette opération est techniquement très incertaine ; aussi sa valeur ne réside-t-elle pas dans sa capacité à produire des formes. Sa valeur est plutôt emblématique : d’une part elle illustre l’importance que l’œuvre donne aux opérations à l’aveugle, à la mise au jour d’espaces invisibles ; et d’autre part, elle met en évidence la relation que, souvent, le travail établit avec le sol.

Méthodiquement, les pieds dans la boue
Le sol ou plutôt la terre : un champ assez vaste dont la surface meuble, humide est marquée par le passage des véhicules agricoles ; un gros tas de forme plutôt conique, résultant d’une excavation faite dans un pré. Mouler ces réalités terriennes, c’est travailler à grande échelle ; aussi faut-il penser la fabrication de la forme comme une somme d’unités assemblables. Pour le champ et le tas de terre, ces unités sont définies par un tracé géométrique simple et rigoureux : le terrain agricole est divisé en 280 blocs de 40 cm de côté ; et le volume conique en 72 formes trapézoïdales données par le croisement de rayons et de cercles concentriques. Ces organisations linéaires, relatives à des nécessités techniques, prennent une portée particulière quand c’est à des espaces mal circonscrits, à des masses accidentées qu’elles se greffent : le contact que le travail cherche à établir avec une matérialité lourde, rivée au sol se réalise par le biais de la pureté géométrique. Celle-ci, en effet, permet d’avoir prise sur la terre : la grille qu’elle appose sur des accidents de terrain permet d’ordonnancer, de raisonner les différentes opérations destinées à les dupliquer.

Un moule, une forme inventée
Le travail tire parfois profit de la technique dite de « moule à bon creux » qui permet d’obtenir plusieurs épreuves à partir d’une matrice de plâtre ; celle-ci est constituée de plusieurs pièces – dont le nombre dépend de la forme à reproduire – et d’un dispositif qui tour à tour les maintient jointes et permet de les séparer. Pascal Jounier Trémelo fait de ce type de moule un objet sculptural en utilisant ses éléments fonctionnels comme fondements d’une invention de formes. Inventer, dans ce cas, c’est fabriquer dans « les règles de l’art » en y opérant un léger déplacement. Ainsi, les 64 pièces de plâtre maintenues par des tiges filetées et des boulons découlent des opérations techniques permettant de construire le moule d’une chambre à air Kleber 20,8+620/70+710/60-42TR218 ; mais le soin apporté à leur réalisation excède la logique fonctionnelle. La régularité des surfaces de plâtre, la géométrisation des renflements supportant tiges et boulons font du moule une forme ambivalente : elle laisse percevoir les procédures et l’élément dont elle provient tout en établissant une connexion entre un souple objet gonflé d’air et un anneau tronqué, hérissé de parallélépipèdes aux angles vifs.

De travers
Le penchant que le travail montre pour la belle ouvrage est souvent pris à rebrousse-poil, comme s’il s’agissait d’introduire du grincement dans un ensemble risquant la préciosité. Quand c’est un béton grossier au lieu du plâtre qui est coulé dans un moule à l’empreinte rigoureuse, la forme manifeste, par sa matérialité frustre, une sorte d’orchestration du ratage. Ou encore, le rejet du raffinement s’exprime par l’utilisation, en guise de contenants, d’objets ordinaires comme des pochons, des serpillières, des bonnets de laine… qui inscrivent dans l’œuvre les marques d’un réel trivial. La serpillière constitue ce qu’on pourrait appeler un « moule contingent », tributaire de paramètres mal contrôlables : la quantité de ciment employée, la manière dont celle-ci est enveloppée par le textile… Les volumes qui en proviennent, forcément uniques, sont faits de renflements, de bourrelets qui évoquent la mollesse de l’invertébré, ses oscillations rampantes. Imaginer ce mouvement en regardant ces formes statiques, c’est percevoir un principe qui, sous des tours divers, régit le travail en son ensemble : la fermeté, la verticalité, la régularité y sont affirmées et y sont biaisées car des états adverses sont venus y introduire du jeu.

Le dessin à la marge
L’activité graphique de Pascal Jounier Trémelo, plus intermittente que régulière, n’entretient pas de relation d’évidence avec le travail en volume. Ces dessins se présentent comme des réseaux complexes de lignes fines, comme le déploiement de formes anguleuses sur de vastes surfaces blanches. S’il n’est pas possible de situer le réel auquel ces tracés pourraient se référer, leur sobriété graphique et leur caractère répétitif laissent penser qu’une logique, qu’un système s’y exercent. Le dessin procède de la ligne droite reliant un point à un autre non pas, manifestement, pour réaliser un forme finie, circonscrite mais plutôt pour développer un trajet au cours duquel des unités se répètent, semblent s’engendrer les unes à partir des autres. Parfaitement étrangères aux lois de la pesanteur et aux caprices de la matière, ces tracés font figure de spéculations marginales à la production des volumes. Or c’est par cette distance que le dessin fournit à celle-ci un éclairage : il permet de percevoir que tous ces moules, ces empreintes, ces coulées participent d’un processus répétitif et déductif qui, par les ramifications qu’il établit, permet au travail de gagner du terrain.