Plasme
Il est question d’images. Des images conçues en séries, en constellations, selon un réseau de correspondances, d’analogies et d’interconnexions permanentes. Des images nettes, précises ou floues, claires, sombres, contrastées ou toutes de nuances. Des images parfois uniques, parfois multiples. Des images peintes, dessinées, photographiées. Mais surtout des images naissantes, surgissantes, toujours en devenir. L’on serait même tenté de parler de genèse à propos de certaines d’entre elles. Sur quelques peintures notamment, elles sont comme stoppées dans leur apparition, figées dans un état intermédiaire. Tels des indices, elles révèlent une part du processus à l’oeuvre.
Chez Julie Bonnaud et Fabien Leplae, l’image ne se réduit pas à une simple section ou sélection du réel. Elle résulte d’une suite d’opérations complexes où interviennent tour à tour la main et la machine. Le travail n’est pas pour autant systématique. Chaque projet impulse la mise en place d’un nouveau protocole. Généralement, tout commence par une photographie. Les artistes n’en font pas mystère au vu des grands formats qu’ils réalisent. Il s’agit le plus souvent de photographies personnelles. (…)
À cet enregistrement du réel par « l’oeil rivé sur l’objectif *» succède une longue gestation. Contre cette rapidité que remarque déjà Walter Benjamin il y a près d’un siècle, Julie et Fabien imposent un travail lent et patient. Si la captation de la réalité suscite et découle tout à la fois de leurs recherches plastiques, l’image n’est pas immédiatement traitée. La plupart d’entre elles sont d’ailleurs mises en attente, stockées dans leur immense base de données. Le grand triptyque ici présenté prolonge ainsi une photographie au téléphone portable faite il y a environ un an, au sortir d’une précédente exposition de leur travail à Rennes. Une manière pour les artistes d’inscrire leur résidence à L’aparté dans la continuité de réflexions antérieures. Cette vision fugace d’un chantier répond en quelque sorte à leur travail de dessin. L’aspect proprement organique des poutrelles enduites de béton projeté, ossature d’un centre commercial, devient l’occasion d’une chirurgie de l’image, successivement annihilée, métamorphosée et recomposée.
L’aspect photographique peut demeurer mais l’image ne se résume pas à une pure surface. Elle est matière, les pièces montrées à Iffendic se chargent d’une épaisseur. Dès son extraction des fichiers, l’image subit plusieurs modifications par informatique. Un travail de recadrage et de recomposition prépare plusieurs phases de dessin vectoriel, lesquelles amorcent enfin la matérialisation des données sur le papier. Sous la direction des artistes, un bras mécanique en trace alors les premières lignes. L’épure circonscrit le travail à venir du graphite, du fusain et du velouté de la pierre noire. La composition transparaît au fur et à mesure des jours de travail, les instants d’observation rythmant le labeur de la main. Cette trituration de l’image ne se fait pas sans heurts. Il s’agit bien d’un face-à-face, d’une sorte de lutte avec la forme et la matière dont chaque étape constitue une nouvelle strate. Le programme de dessin évolue au gré de la réalisation. L’image, finalement, s’apparente à une longue accumulation de couches qui, avant même son achèvement, se dépose déjà sur un autre format, alimentant encore un catalogue exponentiel de résonances et de résurgences visuelles.
Texte de Quentin Montagne, octobre 2018
*Walter Benjamin, L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 2003, p.11