Jean-Marc
Nicolas

07.03.2023

Paysages numériques

Philippe Dorval, mars 2016, Rennes

«Le paysage au sens artistique naît lorsqu’on prolonge et purifie de plus en plus le processus par lequel un paysage au sens commun se dégage, pour tous, de l’impression brute qu’on a des choses de la nature prises en détail. Ce que fait l’artiste – soustraire au flux chaotique et infini du monde […] un morceau délimité, le saisir et le former comme unité qui trouve en soi son propre sens et coupe les fils la reliant à l’univers pour mieux les nouer à soi - […] c’est précisément ce que nous faisons aussi, dans de moindres dimensions, sans autant de principes, et sur un mode fragmentaire peu sûr de ses frontières1 . […] »

Jean-Marc Nicolas est un artiste complet. Ancien élève des beaux-arts de Rennes, il a poursuivi par l’infographie et s’est enfin formé aux aménagements paysagers. Sa pratique s’appuie naturellement sur toutes ses compétences, croisées. Son parcours d’expositions relève pour l’essentiel de l’installation ou de l’in situ et l’identifie davantage comme un artiste des trois dimensions. Pour autant, depuis toujours, il dessine. Mieux, c’est indissociable de sa pratique. Souvent complémentaire de ses travaux en volume, les travaux graphiques sont plus rarement autonomes2 .
C’est justement cet aspect qu’il a été invité à montrer à l’AMAP, dans le cadre d’une saison culturelle consacrée aux divers avatars du dessin. Il s’agit pour lui d’un nouvel axe qu’il développe depuis un an et demi. Après une première présentation à Saint-Briac en 2015, il en présente une sélection à Saint-Malo. Rappelons que Sitation, Topiaires 1, une peinture, a été exposée à l’Académie malouine l’an passé lors de l’exposition En revenir aux paysages ; Œuvres de la collection du Frac Bretagne.

DESSINS NUMÉRIQUES

L’origine de la représentation graphique est associée à la paroi rocheuse, celle de la grotte ou des falaises. Acte de faire et résultat confondus dans le même vocable, il est lié à la main, au geste et à l’outil, utilisés avec maîtrise. Il est donc sans doute surprenant de parler de dessins au vu de ce qui est indubitablement exposé : des impressions numériques. Mais Photoshop a transposé dans l’univers digital tous les outils traditionnels : crayons, gomme, ciseaux etc. complétés par des filtres, palettes et outils divers. Il travaille donc avec les outils informatiques qui lui permettent de faire des « dessins numériques » comme il les définit.

Ambulo ergo sum3 pourrait être sa devise. Ce sont des lieux qui déclenchent les images. Des lieux au sens où les entendait Michel de Certeau pour qui « les éléments considérés sont les uns à côté des autres, chacun situé sur un endroit « propre » et distinct qu’il définit. Un lieu est une configuration instantanée de positions. Il implique une indication de stabilité4 . » Autour de son atelier ou beaucoup plus loin, il aime aller les découvrir et y réaliser des «prises de notes photographiques » qui lui permettent de passer directement du paysage regardé au plan de la représentation numérique. Les cadrages écartent la présence directe et visible de l’homme : zones montagneuses ou littorales, bordures de forêts ou de champs, cimetières antillais 5 , etc. Il s’agit encore à ce stade de documents de travail, d’une matière visuelle brute dont une sélection constituera le soubassement de séries à venir. À l’opposé d’un quelconque pittoresque ou réalisme, il travaille ensuite certaines de ces « prises », longuement et intégralement, jusqu’au niveau du pixel. Les conséquences du travail numérique sont nombreuses. Supprimant la couleur, trop indicielle, il la remplace par des « niveaux de gris6 », (ou par une monochromie rouge pour Sthe). Le travail à la « baguette magique 7  », en sélectionnant des valeurs de même densité pour les modifier, permet de se libérer des limites des éléments figurés (roches, végétation, etc.), ce qui correspondrait ordinairement au trait de contour. Le modelé disparaît également dans ce processus et s’affranchit donc de la forme… qui prend aussi son indépendance par rapport à l’objet photographié !

REGARDS ACTIFS

Le regard de l’artiste fonctionne par mises en relations entre les formes et volumes, matières et ombres ; du général au particulier et inversement. Car « la vision de surface est disjonctive, tandis que la vision profonde est conjonctive et sérielle 8  » disait Anton Ehrenzweig. Le mouvement incessant de la main sur une feuille est transposé dans celui de la souris ou sur le clavier. Du global à l’extrême détail, du tout à la partie, les zooms avant et arrière lui permettent de construire peu à peu des images denses, structurées, qui restent à la limite entre une « abstraction paysagère9 » et une figuration trop littérale. D’une certaine manière, c’est à la même dynamique que le spectateur est ensuite invité devant l’œuvre finie : s’éloigner et se rapprocher. L’œil ne se focalise pas sur un élément central ou essentiel mais est amené, bien au contraire, à parcourir sans trêve ni repos la surface visuelle graphiquement animée et structurée. À toutes ces manipulations numériques s’ajoutent des modifications substantielles des densités et des lumières, allant parfois jusqu’à des effets de solarisation. Autant d’opérations qui génèrent de l’écart créateur quant aux sites photographiés. Jean-Marc Nicolas s’attache enfin à ce que le rendu mat et velouté des impressions jet d’encre, proche de la matière douce des anciennes héliogravures, évite la mise à distance du brillant photographique, à son goût trop proche d’un tape-à-l’œil esthétique. Le choix des formats est très important : générés par la figuration même, ils doivent être suffisamment grands pour ne pas écraser les détails mais pas trop pour ne pas perdre la précision recherchée. Ce travail minutieux et exigeant est fait en complicité avec Sten Léna.
Le plus souvent, les cadrages coupent le ciel pour n’en laisser que la stricte part nécessaire, évitant le bouchage visuel : un équilibre comme une sorte de ligne de crête à tenir. Difficile alors de déterminer réellement les proportions réelles de ce qui est figuré : rochers en très gros plan ou grands fragments de montagne dans la série Espo? arbres ou plantules dans Seco ? canyons gigantesques ou plissements de rochers littoraux dans Locq ?

DES ENTRE-DEUX DU PAYSAGE

Cet entre-deux n’est pas sans rappeler les étranges Paysages typographiques10 de Mario Giacomelli, photographies aériennes (1983) noir et blanc très contrastées de fragments de paysages ruraux dont on est bien en peine de déterminer l’échelle, tant il parvenait à un fort degré d’abstraction. Il est vrai qu’il allait parfois jusqu’à collaborer avec les paysans pour qu’ils lui tracent à la charrue les motifs graphiques désirés !
Au XIXème siècle déjà, Courbet utilisait des cadrages très resserrés sur les sites rocheux de ses diverses Sources, en gardant toujours cependant, lui, un élément de l’ordre du pittoresque: courant animé, chevreuil, etc. Et la même époque, certaines vues des glaciers des Alpes des frères Bisson11 versaient aussi avant l’heure dans une quasi abstraction, mais cette fois- ci photographique. Car, suivant Pierre-Henry Frangne, « toute photographie est une image qui transforme le monde, même le plus familier et le plus ordinaire, en un pays inexploré […], en une région désertique, sauvage, bouleversée, dévastée, cristalline, primitive comme celle, justement, de la montagne12

« DESSINER, C’EST TOUCHER CE QUI VOUS A TOUCHÉ13 . »

Le paysage est tout sauf naturel. Le même mot désigne tout à la fois la figuration d’un morceau de nature, l’orientation et les proportions d’un format puis, par contamination, des morceaux de nature même, pour peu qu’ils aient un caractère perçu comme remarquable. Anne Cauquelin le définit justement comme « plis où se joignent bords à bords la nature et sa figuration – ce pli d’ombre, cette lente montée d’une forme dont nous ne pourrions plus penser qu’elle n’est pas donnée dès l’abord comme réalité.”14 Elle ajoute même qu‘“on ne peut “voir”, semble-t-il, que ce qui a déjà été vu, c’est-à-dire raconté, dessiné, peint, relevé.”15 Ou même rêvé, car si l’on en croit Bachelard, « on rêve avant de contempler. Avant d’être un spectacle conscient, tout paysage est une expérience onirique. On ne regarde avec une passion esthétique que les paysages qu’on a d’abord vus en rêve. […] L’unité d’un paysage s’offre comme l’accomplissement d’un rêve souvent rêvé […]. Mais le paysage onirique n’est pas un cadre qui se remplit d’impressions, c’est une matière qui foisonne”16 C’est dire combien nous ne sommes en capacité de voir que ce à quoi nous sommes préparés, éduqués. Il en va d’ailleurs à peu près identiquement pour le rapport aux œuvres d’art.

Cézanne en son temps allait sur le motif pour « faire du Poussin sur nature », manière de dire que la
construction de l’image reposait sur un regard aiguisé sur le réel, informé par la main en action, pour en dégager des rapports construits entre les formes et les choses. De manière différente bien sûr, il en va de même pour Jean-Marc Nicolas, toujours fortement attaché dans ses différents travaux à faire émerger des structures, dans ses travaux en volumes comme ceux à deux dimensions. Et ceux exposés à Saint-Malo fonctionnent sur une logique métonymique du micro et du macro. Fragments du monde, elles en donnent des représentations singulières.
La stratification de certaines roches trouve une sorte d’écho dans la constitution même des visuels, faits de calques numériques superposés durant le travail d’élaboration. Roger Caillois affirmait dans L’écriture des pierres que celles-ci « présentent quelque chose d’évidemment accompli, sans toutefois qu’il y entre ni invention ni talent ni industrie, rien qui en ferait une œuvre au sens humain du mot, et encore moins une œuvre d’art. L’œuvre vient ensuite ; et l’art ; avec […]. Les pierres […] contribuent à donner l’idée des proportions et lois de cette beauté générale qu’il est seulement possible de préjuger”17
Quant à savoir où Jean-Marc Nicolas va chercher ses motifs, «peu importent les vrais sites puisque tout paysage est une construction. Ce sont mes paysages, mon interprétation» dit-il. Il se refuse obstinément à identifier les géographies d’origine : les titres n’éclairent rien, qui correspondent simplement aux noms des fichiers numériques. Énigmatiques, voire cryptiques, ils restent de la sorte ouverts à l’imagination du spectateur. Et le défi est ardu car les visuels peuvent fortement se ressembler quand bien même leurs sources réelles se situent à des milliers de kilomètres. Car s’il se nourrit de ce réel, c’est aussi pour mieux s’en dégager, s’en abstraire serait-on tenté de dire parfois. C’est la force de l’artiste, par son style, que de donner de l’unité à ce qui n’en n’avait pas. « Écritures des pierres : structures du monde. La vision que l’œil enregistre est toujours pauvre et incertaine. L’imagination l’enrichit et la complète, avec les trésors du souvenir, du savoir, avec tout ce que laissent à sa discrétion l’expérience, la culture et l’histoire, sans compter ce que, d’elle-même, au besoin, elle invente ou elle rêve18 . »
Sthe est une œuvre qui tranche singulièrement d’avec les autres. Le paysage est cette fois-ci identifiable : une lisière (ou une haie bocagère ?) comme il en existe tant. Mais son traitement monochrome rouge et une épure millimétrée des moindres branchettes rendent perceptible une structure, des rythmes. Dans ce panorama, un fragment de réel familier semble ainsi flotter en apesanteur, comme une grande faille rouge dans l’espace démesuré du format très allongé. Par coïncidence entre le figuré et la taille de la figuration, le spectateur est invité à se promener, à longer la lisière (haie ?), en quelque sorte. Lieu a priori peu remarquable en soi, la représentation que Jean-Marc Nicolas en propose nous invite à renouveler notre regard.

Plusieurs dessins lui sont nécessaires pour épuiser le motif, en tirer le meilleur et parvenir à une sorte de masse critique oscillant entre quatre et huit. Le premier de chaque série constitue une sorte d’étalon pour construire ensuite une homogénéité visuelle et graphique de ceux à venir et ainsi «percevoir au-delà des apparences qui ne durent pas suffisamment, ce qui habite le paysage, ce qui fait du motif un sujet19 . »
Cet ensemble d’œuvres donne à voir un aperçu des derniers travaux de l’artiste. L’idéal sera bien sûr de pouvoir un jour les découvrir au complet. Une invitation à suivre avec attention la prochaine occasion de voir déployés tous ces grands ensembles dans une autre exposition.

Philippe Dorval, mars 2016, Rennes

Philippe Dorval est enseignant d’arts plastiques au Département Carrières sociales de l’Iut de Rennes. Ses publications portent sur l’art contemporain et sa réception. http://blogperso.univ-rennes1.fr/philippe.dorval

  1. 1 Simmel, G. (1988). La tragédie de la culture et autres essais. Paris et Marseille : Rivages. In Le Dantec, J.P. (1996). Jardins et paysages. Paris : Larousse (p. 371)
  2. Quelques travaux antérieurs le sont : Red Grass, 2010, série d’encres sur papier ou bien Dessin, 2011, œuvre à la mine de plomb et fusain en format rouleau de 23 m de long, réalisé lors d’une résidence à l’Aparté à Trémelin (35) et figurant des affleurements schisteux du terrain.
  3. Je marche donc je suis, déclinaison du cogito. Pierre Gassendi mit en doute la théorie pascalienne de la connaissance dans des échanges épistolaires avec Pascal. Commande publique de 2001 d’herman de vries : gravure à l’or fin de ce texte (et d’autres) sur la roche du sanctuaire de la nature de Roche-Rousse, Alpes de Haute- Provence.
  4. Certeau, Michel de. (1990). L’invention du quotidien. I : arts de faire. Paris : Gallimard. (p. 173)
  5. Dessins non exposés
  6. Mode noir et blanc du logiciel Photoshop
  7. Autre fonction du même logiciel
  8. Ehrenzweig, A. (1974, rééd. 2005). L’Ordre caché de l’art. Essai sur la psychologie de l’imagination artistique. Paris : Gallimard. (p. 66)
  9. Droz, Y. Miéville-Ott, V. (dir.) (2005). La polyphonie du paysage. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes. (p. 32)
  10. Tiberghien, G. (2000). Les paysages typographiques de Giacomelli. In Photographies, histoires parallèles : collection du Musée Nicéphore Niépce. Paris : Somogy ; Chalon-sur-Saône : Musée Nicéphore Niépce. (pp. 33-37)
  11. Citons tout particulièrement des photographies sans personnages telles Vue de l’Arveyron, 1860 (collection particulière) ou Glacier du Lauter-Aar, 1861 (Musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur-Saône).
  12. Frangne, P.H. (2010). L’image déhiscente. In Études photographiques, 25 mai 2010. En ligne. Mis en ligne le 05 mai 2010. URL : http://etudesphotographiques.revues.org/3062. Consulté le 14 mars 2016.
  13. Brisson, J.L. (2009). Le dessin des paysages. In Conte, R. (dir.). Le dessin hors papier. Paris : Publications de la Sorbonne éditions. (p. 60)
  14. Cauquelin, A. (1989, rééd. 2000. Paris : Puf). L’invention du paysage. Paris : Librairie Plon. (p. 33)
  15. op. cit. (p. 82)
  16. Bachelard, G..(1942, rééd. 1978). L’eau et les rêves. Paris : José Corti. (p. 6)
  17. Caillois, R. (1970). L’écriture des pierres. Genève : Skira. (p. 10)
  18. op. cit. (p. 95)
  19. Robic, J.F. (2014). Du paysage au dessin. In Younès, C, Bonnaud, X. (dir.). / Perception / Architecture / Urbain. Gollion : Infolio éditions. (p.275)