Entretien avec Jean-Marc Nicolas
Sur l’invitation du Frac Bretagne et de la communauté d’agglomération de Saint-Brieuc, tu as produit une œuvre pour le parc du Musée de la Briqueterie à Langueux. Peux-tu préciser quels ont été les éléments déterminants dans le choix de l’emplacement ?
A partir du moment où j’ai décidé de ce qu’allait être l’installation Topiaires le lieu s’est imposé sans hésitation. Peut-être fut-il d’ailleurs à l’origine de la pièce.
Cette petite prairie d’herbes hautes que les chemins contournent, en contrebas du musée est un endroit inexistant pour tous, vierge de tout regard et malgré cela, central.
Ce centre discret me permettait de dessiner l’écrin nécessaire à la pièce, une clairière qui la protège d’une assimilation trop furtive au parc. Je ne voulais pas que Topiaires s’impose, sa situation nécessite que l’on fasse la démarche d’y aller
C’est un jardin, on y entre, on en sort, on quitte le paysage, on quitte l’architecture, on pénètre dans une réflexion intime sur tout cela.
Cette œuvre se compose de 30 modules parallélépipédiques dont l’ossature est en bois peint. Aux dimensions variables de 75 à 200 cm de hauteur et de 75 à 150 cm de largeur recouverts de brise-vent vert, ils se répartissent régulièrement sur une surface de prairie carrée d’environ 15 m de côté. La composition de cette œuvre évoque bien évidemment le jardin par son titre, le matériau utilisé ou encore la couleur, et pourtant le végétal semble en être presque exclu.
Je pousse simplement la ‘fabrication’ du jardin à son extrême. Un jardin est une création totalement libre : il peut être très proche de la nature, à l’anglaise ; très architecturé, à la française ; essentiellement minéral, jardin zen. Cela correspond à une mise en scène et une prise en compte plus ou moins grande du végétal.
Avec Topiaires je montre qu’un jardin est une idée, l’idée que l’on s’en fait. Un jardin est toujours un jardin intérieur, mes installations renvoient toujours à des situations intérieures.
Ces éléments ajourés se jouent de la lumière qui les traverse et produisent un effet cinétique de vibration des formes et de la couleur parfois déstabilisant pour le regard. Ces formes inertes se modifient ainsi au gré de la nature qui les borde : vent et ombre des grands arbres alentour leur transmettent une certaine idée du mouvement.
C’est la part ‘sculpturale’ du travail. Les matériaux et les formes mis en œuvre répondent à une volonté de graphisme très marqué ; je pense à l’emploi fréquent des échelles il y a quelques années ou du grillage et de la tôle ondulée aujourd’hui.
C’est une manière d’amener de la légèreté en créant des vides dans les masses parfois imposantes des pièces. Cela répond également à la volonté de mettre en place un rythme qui accompagne voire qui détermine la dynamique d’appréhension des œuvres.
L’accroche à la lumière joue le même rôle : Passage en 1994 était entièrement recouvert de chaux, précisément pour sa qualité d’échange avec la lumière, la tôle ondulée de GR 34 permet d’aller chercher la lumière du dehors pour l’amener au centre du parcours.
Topiaires - comme tout jardin - réagit en effet énormément aux lumières changeantes du temps et entame parfois une vraie discussion optique avec son environnement ; elle s’inscrit en cela pleinement dans le site.
Le titre de cette œuvre Topiaires, évoque en premier lieu l’art de la taille des jardins, une certaine idée de la maîtrise de l’homme sur la nature. Les 30 éléments qui constituent cette installation suggèrent également une dimension architecturale. Quel lien s’établit entre le végétal et le construit ?
Dans ce site et depuis longtemps, se joue un bras de fer entre la nature et le bâti. La nature avait ses droits, l’industrie a imposé les siens, la végétation a repris le dessus, le musée a fait sa place, on laisse aujourd’hui aux plantes le rôle de dresser le décor d’une ruine classique… très contrôlée - romantisme industriel…
Ce que je propose est le contre-pied amusé de tout cela : un jardin construit, fortement construit, totalement artificiel, léger, fragile, qui impose ses contradictions voire son absurdité avec fierté puisqu’il n’appartient à aucun des camps qu’il parodie.
Ces 30 fausses topiaires en plastique, dont les formes cubiques font écho à celles des vestiges architecturaux mis en scène sur le site, sont des sculptures qui deviennent jardin, espace privé, intime, dans ce lieu ouvert, sans limite.
Lors d’une précédente discussion tu as évoqué l’idée de la recherche d’un équilibre avec le lieu sur lequel tu es amené à intervenir. Cette notion d’équilibre est sensible dans nombre de tes réalisations même si elle doit parfois s’entendre en terme d’obstacle, d’épreuve à franchir ?
Je réagis d’abord à des vides. Souvent, et je l’ai encore dit à la Briqueterie, il n’y a pas forcément quelque chose à faire.
Il faut que le corps bouge, qu’il raconte une histoire, que le vide me dise pourquoi il est vide, afin que j’accepte de proposer une autre expérience que celle déjà là. Il n’y a pas de gratuité dans ce que je mets en place.
L’œuvre, je l’ai rencontrée là (même si ce n’est pas de l’ordre de la révélation), elle fait partie inhérente de l’équilibre ou du déséquilibre du lieu, de la plénitude ou de l’ambiguïté du lieu (GR 34 à la Galerie du Dourven). Je ne cherche pas à faire doux ou violent, cursif ou saccadé, vide ou plein, intime ou public, par contre, toutes ces notions se rencontrent sans doute sur l’ensemble de mon travail.
Je pense qu’une œuvre in situ, puisqu’il s’agit de cela, doit à la fois être bien là et ne rien avoir à faire là, son équilibre s’exprime peut-être en ces termes.
Si l’on porte un regard rétrospectif sur les années passées et tes différentes réalisations (Dijon, Bégard, Saint-Gelven, Le Dourven), on note une persistance de l’idée de la marche, du parcours, de l’expérience physique que suscitent les pièces. C’est une référence directe à la sculpture classique comme élément à contourner, à voir sous tous rapports mais aussi à la sculpture minimaliste et son rapport au corps, à l’échelle (je pense en particulier aux Mirrored Cubes de Robert Morris).
Oui, comme tu le sais, le corps a toujours été l’échelle de mes pièces, de mes premiers dessins noirs de la fin des années 80, aux ‘planchers’ qui ont suivi jusqu’aux sculptures in situ d’aujourd’hui.
Après avoir réfléchi à des contenants (Passage au Triangle à Rennes) et des lieux d’expérience physique restreints (Mur, Tunnel au centre d’art Passerelle à Brest) mes dernières propositions parlent de marche, de déambulation, d’appréhension de l’espace sculptural par l’arpentage.
Je pense que toutes ces préoccupations sont dans chaque œuvre mais que selon les périodes, les projets, les situations, certains éléments sont davantage mis en avant que d’autres.
Le corps comme instrument perceptif principal reste néanmoins le moteur de ma réflexion. Je travaille pour et par le corps.
La marche est aussi une activité très pratiquée dans ce parc par les nombreux promeneurs, habitués ou occasionnels, que tu as pu croiser au cours de ta résidence. Le jardin à parcourir que tu proposes détourne avec discrétion les habitudes liées au site et offre un autre regard sur le lieu. Après la vision extérieure vient la découverte de l’intérieur, plus intime.
Le site est très ouvert, il n’a pas de limite visible, c’est juste la concentration de vestiges qui en fait un pôle de curiosité au milieu d’un espace naturel, lui aussi semble-t-il sans limite.
Topiaires est le réceptacle final de ce mouvement en entonnoir, le point de concentration et de réflexion attendu, à une échelle que l’on peut de nouveau s’approprier.
Dans l’univers du jardin on parle d’évènement : ce kiosque, cette fontaine, cette sculpture deviennent le but d’un cheminement aléatoire, un sujet de réflexion dans une pensée jusqu’alors vagabonde.
Topiaires est à la fois le parcours et le but, sculpture et jardin se fondent ici pour proposer une nouvelle approche de l’un et de l’autre.
Les œuvres que tu réalises sont souvent élaborées à partir de matériaux simples, « pauvres » et peu coûteux. La raison de ce choix est-elle liée au caractère souvent éphémère de tes installations ?
Pas uniquement. J’utilise ces matériaux pour leurs particularités et les liens qu’ils tissent avec l’environnement des pièces et ce qu’elles racontent.
Je n’ai pas de raisons d’utiliser autre chose que ces matériaux qui sont d’ailleurs des matériaux de construction, pas spécialement pauvres.
Je ne produis pas d’objets d’art, la valeur des matériaux n’a pas de sens pour moi.
La pérennité des œuvres m’obligerait à préciser la qualité des matériaux et leur mise en œuvre mais pas leur nature.
Ce jardin artificiel, comme tu l’as nommé, tiens le naturel à distance mais ne saurait complètement le maîtriser. Peux-tu expliquer quelle est l’évolution possible de cette œuvre sur le temps des quatre mois de la durée de l’exposition?
Le jardin, nous l’avons vu, s’inscrit dans une prairie laissée haute. Les herbes masqueront de plus en plus sa présence à partir des chemins alentours. Les trente modules qui composent Topiaires délimitent en fait des espaces ouverts à la végétation en place. Ce jardin - bien qu’artificiel - va évoluer puisque les topiaires - bien qu’en plastique - vont ‘pousser’ de l’intérieur. Seuls les accès et les circulations internes sont tondus, entretenus par les jardiniers dont le rôle est essentiel pour la pratique du site et l’existence même du jardin.
On reste dans la logique du lieu, entre friche et restitution, dans la logique du jardin et sa gestion de l’énergie végétale, enfin dans la logique de la pièce, en résonance avec le lieu.
La réalisation de Topiaires s’inscrit dans le double dispositif de La Fabrique du paysage, à savoir ton installation extérieure et l’exposition d’œuvres de la collection du Frac Bretagne dans les espaces intérieurs du Musée. Quel écho as-tu cherché à produire dans la sélection des œuvres du Frac à laquelle tu as été associé ?
Le choix a d’abord été très égoïste : revoir des œuvres d’artistes que j’apprécie particulièrement : Jean-Marc Bustamante, Gordon Matta-Clark, et d’autres qui n’ont pas pu être montrées. J’ai souhaité ensuite que soient présentés des volumes, des sculptures qui parlent du paysage, ce qui n’est pas si fréquent en dehors des expériences de Land Art.
Plus généralement le choix s’est porté sur les manières décalées dont on peut traiter du paysage. Les œuvres présentes allient réflexion sur le sujet et questionnement sur la pratique, toujours avec justesse et intelligence, seules choses qui m’intéressent.
Pour conclure en poursuivant le parallèle avec les artistes modernistes et ouvrir sur un autre aspect de ta pratique artistique, la référence à Robert Smithson peut s’établir en regard de la notion de Non Site qu’il a beaucoup développée. Cette volonté de faire entrer le site à l’intérieur du lieu d’exposition fait aussi partie de ton travail.
Cette manière de faire entrer l’extérieur dans l’intérieur que sont les Non Site (pour résumer) se retrouve en effet dans mon travail depuis le début, et même avant ! Dessins et maquettes de projets, expériences converties, ont fait l’objet d’expositions avant la réalisation de mes premières interventions in situ.
Aujourd’hui les séries de dessins et de photos comme Construction de l’égo, Lithogenèse ou Plan de jardin peuvent s’inscrire dans le champ des Non Site. C’est une production qui évolue en parallèle des interventions in situ et qui me permet d’aborder des sujets avec une grande liberté puisque s’ils parlent d’un site, cela devient vite le leur.
Propos recueillis par Morgane Estève et publié dans Semaine 29.07, no 144, Topiaires, Jean-Marc Nicolas, 2007.