Jean-Marc Nicolas – une archéologie du territoire
A l’étage de la galerie Laizé, Jean-Marc Nicolas présente quatre dessins numériques sur papier, de grandes tailles, en valeurs de gris, directement épinglés sur la cimaise. L’ensemble utilise l’angle de l’espace, trois dessins faisant face à la surface occupée par Laurent Huron, le quatrième étant positionné sur la droite. Un premier regard nous délivre des formes floues, peu précises, qui avec le temps s’organisent et se donnent à voir : un motif apparaît, de nombreuses croix, mêlées de telle manière qu’elles paraissent toutes sur un même plan.
Partant de l’étymologie de Bazouges-la-Pérouse, qui vient du latin basilica (marché, puis basilique) et petra (pierre), l’artiste a décidé de questionner les pierres. Il a emprunté régulièrement la route D796 entre Bazouges-la-Pérouse et Combourg et identifié une croix tous les kilomètres. Une intuition sur le bornage du territoire le conduit à poursuivre son enquête et il décide d’interroger les trois autres directions. Les remarques sont consignées sur l’espace d’archivage de la manière suivante : « Le 11 février 2017, le temps est impeccablement gris, 5° C. Idéal pour mes chemins de croix, je parcours donc les quatre sorties principales de Bazouges-la-Pérouse (D796 D90) jusqu’aux communes suivantes et photographie les croix sur le bord des routes. Résultat : Bazouges-Tréméheuc : 11 km, 11 croix. Bazouges-Tremblay : 8 km, 8 croix. Bazouges-Saint- Rémy : 7 km, 9 croix. Bazouges-Trans : 9 km, 8 croix. »
Le point de départ de ce travail est le chemin parcouru de croix en croix, de carrefour en carrefour, le repérage du motif, le choix d’un point de vue et la prise de vue. à partir de ce matériel photographique l’artiste va faire quatre dessins, un par route, en superposant toutes les croix d’un tronçon en une image, évoquant dans des palimpsestes fantomatiques une mémoire à la fois religieuse et topographique. La commune de Bazouges-la-Pérouse est parsemée d’un très grand nombre de croix, cette concentration est assez exceptionnelle. Ces croix qui se dressent dans la campagne ont diverses origines, manifestation de la foi religieuse bien sûr, mais aussi signe de notabilité d’un propriétaire, repère historique, marquage topographique, remerciement pour un vœu exaucé.
La désignation des objets montrés en tant que dessins a beaucoup interrogé, perturbé les spectateurs qui y voyaient des photographies de grand format. Jean-Marc Nicolas différencie dans cette production le mode de captation de l’image qui est fait avec un appareil photographique, comme une prise de note, du travail qu’il effectue ensuite numériquement sur l’image dans l’esprit non pas d’une retouche ou d’un montage photographiques, mais dans celui d’une réalisation de dessin traditionnel. D’ailleurs, ce travail graphique s’effectue à l’échelle 1, c’est-à-dire à la taille de l’impression finale de l’œuvre. Dans chaque dessin il y a entre huit et onze prises de vues superposées qui forment une image que l’artiste va ensuite travailler, refondre avec la volonté de livrer au spectateur une expérience d’espace atemporel. Si le temps de captation de l’image est de l’ordre de quelques dixièmes de seconde, le travail de l’artiste s’étale lui sur de longues heures. Le résultat fait surgir une superposition d’objets oubliés, mêlant moments passés et présences décalées, palimpseste de mémoires, qui se laissent déchiffrer dans leur totalité, sans souci de chronologie.
Cette première œuvre est dans la logique de travail de l’artiste : une réaction rapide, immédiate à un projet d’exposition ; ce que Jean-Marc Nicolas revendique : « Je travaille vite car quand j’ai un projet artistique je ne pense qu’à cela. » Ma proposition de travailler sur un temps plus long, un temps qui s’installe, qui sort de l’immédiateté perturbe son mode opératoire. La contrainte du temps, du temps long que j’ai imposée aux artistes, modifie le rapport des plasticiens à l’exposition. Julien Laforge et Jean-Marc Nicolas, dans les divers entretiens que nous avons eus, m’ont régulièrement dit qu’ils n’avaient pas l’habitude de travailler sur du temps long et que ce temps long s’est révélé aussi un terrain d’expérimentation. Daniel Buren dans le cadre de son enseignement avait signalé cette particularité : l’art s’est occupé d’espace et ne s’est jamais curieusement occupé du temps.1 Par contre, Laurent Huron dans son travail d’écriture s’est complètement retrouvé dans cette offre de travailler sur et dans le temps.
Après cette entrée en matière, cette introduction, Jean-Marc Nicolas se positionne dans la durée, la temporalité et aborde la suite du projet comme un long cheminement, avec la volonté d’être à la fois dans le territoire et sur la carte. Le travail sur la carte part d’une visite à l’office de tourisme où il récupère des brochures papier, une feuille format A4 avec le plan de la commune qui lui sert de base de travail. Ce plan il le scanne, puis le redessine. Les lignes désignent des voies, des routes, des chemins que l’artiste exploite de manière empirique sans plan préétabli ; ce que j’aime à nommer une forme artisanale de pensée. Ces lignes déterminent des formes, des espaces à meubler, à lotir, à construire, les routes isolent des parcelles extrudées comme des blocs urbains. Par association d’idées, avec en souvenir cette discussion que nous avions eue pendant nos premières rencontres sur la difficulté culturelle, intellectuelle du passage de la ville à la campagne, lui revient cet aphorisme attribué à Alphonse Allais : « Les villes devraient être construites à la campagne, l’air y est tellement plus pur. » Cette projection débouche sur un objet hybride, ambigu, fait de bois, plâtre, ciment et plexiglass, qu’un regard rapide peut qualifier de maquette, c’est-à-dire le projet en miniature d’une réalisation à venir. Mais l’artiste est formel, même si cela a la taille, l’échelle, l’apparence d’une maquette, c’est une sculpture qui parle de territoires et d’urbanisme, une sculpture posée sur un socle, socle qui la conserve quand elle n’est pas exposée, celui-ci étant tout simplement sa boîte de transport. La maquette est un outil pour concevoir une réalité à venir, se projeter sur sa réalisation, et Le Grand Bazouges n’a évidemment pas vocation à être réalisé. Une ambiguïté, comme souvent dans le travail de Jean-Marc Nicolas, vient se loger.
La sculpture est présentée avec une série de dessins (Études pour Le Déjeuner sur l’herbe). Ce sont les dessins préparatoires pour une sculpture réalisée dans le cadre d’un projet avec les élèves de la section chaudronnerie du lycée Maupertuis de Saint-Malo. Un fragment de la sculpture Le Grand Bazouges sera réinterprété pour devenir une maquette présentée à la galerie éc’art de l’INSPé, cette maquette étant le projet d’une sculpture pérenne réalisée dans l’espace public à Bazouges-la-Pérouse. Les dessins présentés sont toutes les propositions qui n’ont pas été retenues, pas la ou les faces cachées de l’œuvre, mais celles qui n’ont pas eu lieu. Chez Jean-Marc Nicolas, comme pour la plupart des sculpteurs, le dessin est essentiel. Sans vouloir refaire l’histoire, le dessin est l’art du sculpteur plus que celui du peintre. Le dessin rend visible l’invisible de la sculpture, dessins et sculptures dialoguent dans un enrichissement mutuel, dans un rapport d’évidence.
16 m3 de territoire est chronologiquement la dernière œuvre produite par Jean-Marc Nicolas pour des raisons techniques et pratiques évidentes. Il a fallu stocker tous les éléments qui la composent et monter la sculpture dans les jours précédant le vernissage. C’est un bloc imposant (H. 1,50 m, L. 6 m, P. 1,80 m), composé d’objets et de matériaux trouvés sur le territoire de la commune. Dès février 2017, Jean-Marc Nicolas m’a fait part de son intention de faire un recensement de matériaux, éléments d’une sculpture à venir. Il a parcouru à vélo tous les chemins de la commune, par secteur, en cinq jours, notant, photographiant systématiquement les matériaux et objets, rencontrant les habitants, expliquant son projet pour constituer ainsi une banque d’images et listant par l’écriture l’ensemble pour en faire l’inventaire. Je ne peux résister au plaisir d’en citer des fragments : « Feutre isolant. Bastaings. Panneau de Triplis. Liteaux. Pierre de taille. Tuiles. […] Bâche noire. Descentes de gouttière en PVC. Tôle ondulée galvanisée. Baignoire. […] Châssis de fenêtre. Pavés. Palettes. Ficelle de couleur. […] » De la même manière qu’il a énuméré les matériaux, Jean-Marc Nicolas a noté l’ensemble des appellations des lieux-dits, travail qu’il n’a pas directement utilisé par la suite mais qu’il a échangé avec Laurent Huron, notant le décalage entre le nom d’origine lié à des pratiques artisanales ou des caractéristiques physiques de l’époque (la Forge, la Chênaie…) et ce qu’on y trouve actuellement. Ces listes peuvent être comprises comme un inventaire, mais le contraire d’un inventaire à la Prévert. Par l’acte sculptural les mots sont devenus des choses, ces matériaux et ces objets disent le territoire et non pas le paysage, la campagne et non pas la nature. Ce qui est montré ici ce sont les matériaux apportés par l’homme pour vivre, bâtir, construire : une archéologie de la construction du territoire, une archéologie des personnes qui vivent ce territoire. Nous avons sous les yeux les traces du passage, de l’existence de l’homme dans la campagne, ce que l’on ne veut sans doute pas voir quand on vient dans la nature : on s’arrête émerveillé devant un plan d’eau, pas devant une surface d’ensilage… Présentée dans une autre région, un autre pays, cette œuvre exposerait sa différence, sa non appartenance à l’environnement, commentée d’un « Elle n’est pas d’ici celle-là… »
Évoquant cette pièce Jean-Marc Nicolas parle souvent de carottage, cette technique qui consiste à prélever un échantillon de matière du sol pour ensuite en analyser la composition, cette analyse permettant de reconstituer la nature du sol, les événements chronologiques par l’observation de couches sédimentaires diverses. L’objet utilisé habituellement est une tarière qui donne une forme cylindrique parfaite au carottage. C’est ce principe que reproduit ici Jean-Marc Nicolas en nous livrant, non pas un cylindre mais un parallélépipède rectangle parfait, faisant le choix de la découpe et de la limite. L’ensemble est construit selon des principes rigoureux, les éléments les plus lourds formant la base et l’ensemble gagnant en légèreté en s’élevant. Les strates ne sont plus géologiques mais sociologiques, les objets et matériaux récupérés témoignent du mode de vie local. Je notais au début de l’analyse que les mots étaient devenus des choses, faisant bien sûr allusion à Michel Foucault, pour signaler comment le travail de Jean-Marc Nicolas s’inscrit dans la continuité d’une archéologie des sciences humaines, une archéologie du savoir. Ici dans une forme monumentale, les matériaux, les objets deviennent des documents, des archives qui par fragmentations, additions, rencontres, multiplications, retracent une histoire, des histoires faites non pas de dates, d’événements mais de couches sédimentaires, de strates, de traces visibles, d’indices. Ce travail est de l’ordre du constat, il n’y a pas ici d’interprétation ou de forme allégorique, simplement une réutilisation des objets trouvés pour en faire une sculpture, ce qui est la préoccupation première de l’artiste. Car c’est une sculpture, pas une accumulation, un rangement, un recensement, un simple archivage, voire une collection. La première préoccupation de Jean-Marc Nicolas est celle d’une confrontation entre un volume et l’espace de la galerie, espace qu’il connaît parfaitement pour l’avoir déjà expérimenté dans le cadre de l’exposition Paysages empruntés en 2011, et je conseille au lecteur de se reporter au catalogue publié à l’époque ou au site Documents D’Artistes Bretagne pour mieux comprendre les rapports entre préoccupations artistiques, prise en compte d’un volume, prise en compte d’une déambulation du spectateur dans la démarche de l’artiste.2 La galerie se présente donc comme un espace à habiter, l’installation va dans un premier temps prendre la forme d’un dessin, un parallélépipède simple, à l’échelle, qui pose une occupation de l’espace, un emplacement, une direction, et des circulations possibles. Ensuite les objets habitent, construisent ce volume avec des préoccupations sculpturales et picturales. C’est un travail de composition qui se met en place, travail certes physique, et je peux en attester pour y avoir un peu participé, mais un travail de composition, où s’organisent lignes, brillance, couleur, matité, transparence, poids, légèreté, surface et masse. La composition est le point final, l’ensemble prend place, s’installe pour deux mois, le volume est rentré, il est là, posé, il occupe et montre l’espace. Le désordre apparent des matériaux est réuni ; fragment d’histoires passées, mais aussi à venir, car bien sûr il faudra démonter et disperser l’ensemble, mais pour deux mois c’est une histoire à voir, à lire pour qui se donne la peine d’en prendre possession. Le bloc traverse la galerie comme une route, a la densité d’un train qui arrive en gare, se pose, dépose ses voyageurs avant de repartir.
Philippe Collin, « Jean-Marc Nicolas – une archéologie du territoire », dans La Présence de l’absence, Nantes, éditions Bardane/Bazouges-la-Pérouse, Le Village, 2021, p. 134-143.
- Christophe Viart, « L’imminence d’une révélation », dans Christophe Viart (dir.), L’art contemporain et le temps. Visions de l’histoire et formes de l’expérience, Rennes, Presses universitaires de Rennes/École Européenne Supérieure d’Art de Bretagne, 2016, p. 11. Christophe Viart cite Philippe Parreno faisant lui-même référence aux propos de Daniel Buren. ↩
- Jean-Marc Nicolas, Paysages empruntés, Le Village – site d’expérimentation artistique (Bazouges-la-Pérouse)/l’aparté, lieu d’art contemporain du pays de Montfort (Iffendic), 2011 ; et le site http://ddabretagne.org/fr/oeuvres/Nicolas ↩