Sculptures Mnémotechniques
Est-ce que je peux me permettre d’enlever l’objet ?
Jean-François Leroy1
Une, deux, trois, quatre portes standard ont été brisées, découpées et recomposées à l’identique. Appuyées contre un mur et recouvertes d’une laque lisse et brillante, elles empruntent la forme délicate d’une courbe. Mais derrière la révérence de l’arrondi, les morceaux maintenus par des charnières dessinent une surface fragmentée aux angles raides, aigus et cassants, aux formes dures et nerveuses et dont la couleur vert pâle semble frigorifiée par la laque.Dans les Portes brisées, Jean-François Leroy a reproduit les portes de son propre appartement et la distance qui les sépare est identique aux mesures de son couloir. En conservant la même échelle, la présence physique du lieu (couloir, chambres, meubles…) refait surface. Les portes revêtent ici une fonction mnémotechnique semblable au principe des images agissantes utilisées par les orateurs de la renaissance. Pour retenir de longs discours, ils confiaient aux images de leur choix l’enchaînement logique de leur raisonnement. Les sculptures de Leroy s’adaptent à chaque nouveau lieu tout en gardant l’indice des différentes étapes de leur parcours.2
Ce parcours, c’est celui des trois lieux par lesquels ont transité ces objets avant leur réalisation finale. L’appartement dans lequel il vit. L’atelier dans lequel il travaille. L’espace d’exposition dans lequel il compose. Derrière la sculpture se cache, discrète et silencieuse, une cartographie mentale qui relie ces trois es- paces rituels, et donc met en réseau leurs rythmes et leurs activités. Mais l’objet ne s’épuise pas dans ce voyage. Au contraire, il se régénère dans un principe semblable au système de rotation culturale (maison, atelier, exposition) utilisé dans la jachère. Pour chaque changement (ou rotation de terrain), l’objet s’accli- mate et se transforme.
À mi-chemin entre principe figuratif (reconnaissance de l’objet d’origine) et abstraction picturale (surface monochromique de Combinaison, coulures orga- niques de Mon table, angles « hard-edge » des Portes brisées), les sculptures hybrides de Leroy frôlent un temps l’abstraction de la friche pour finir dans un système plus figuratif, celui du paysage. Ainsi, l’agencement des sculptures dans l’espace d’exposition s’organise comme un paysage d’intérieur. Grâce à l’articulation de la Main Courante, les divers objets s’harmonisent et se suivent, sans heurt. Tout principe de différenciation y est aboli. Dans un système de ressemblance où tout agit par contagion3 , l’identification de l’objet d’origine persiste tout en menaçant sans cesse de disparaître.
Quand bien même il irait jusqu’à «enlever l’objet », Leroy rend visible cette zone où la chorégraphie concrète du geste s’obstine, où la présence sensible des matériaux et la mesure de l’objet désillusionnent l’abstraction qui veut rêver et quitter l’image. Chaque objet défiguré ou « refiguré » réinvente ses proportions et son échelle. De même, les plis froissés de la Chaise ergonomique remémorent ce moment où la condition de l’objet, le mode de l’emploi, bascule de l’autre côté. Cet autre côté qui, préfiguré par l’évocation du miroir brisé des portes, reflétera inlassablement les cernes de son propre itinéraire sous lequel se lit en filigrane sa longue itération mentale.
Florence Ostende
- Entretien avec l’artiste, juin 2007. ↩
- De même, Couloir Potentiel (2006) est un assemblage modulable qui reprend le périmètre du couloir de son appartement et les matériaux du sol (le parquet, le carrelage et le linoléum). Cette installation se transporte dans une valise et conserve intact le souvenir de la maison. ↩
- Un système où la « proximité commande la ressemblance, » sur ce thème voir l’analyse de Gérard Genette, « Métonymie chez Proust », Figures III, Paris : Seuil, 1972, pp. 41-63. ↩