ConDom
Lorsque Victor Chklovski affirme, en 1923, que « les œuvres d’art ne sont plus des fenêtres ouvrant sur un autre monde, ce sont des objets1
», ce n’est pas seulement une tridimensionnalité en opposition au tableau qu’il a en tête, mais bien davantage le dégorgement du champ de l’art hors de lui-même et la fécondation du monde dit « réel ». Le « Proun » d’El Lissitzky en est une autre formalisation explicite. La résonance profondément matérialiste qui entend mettre ainsi un terme à la tradition transcendantale de l’art héritée de la Renaissance ne renvoie pas seulement à une analyse marxiste de l’œuvre ; elle doit aussi être comprise comme la perception d’un moment historique où les promesses métaphysiques vont pouvoir être tenues. L’objectalité dont parle Chklovski, n’est rien d’autre que la réalisation du monde esthétique, par opposition à l’utopie des images.
Au-delà de leurs spécificités, le travail des trois artistes présentés dans l’exposition ConDom offre des affinités avec un tel programme. Miquel Mont est probablement celui dont la démarche est la plus ancrée dans la picturalité, alors que Nathalie Elemento est plus strictement sculpteur, tandis que Jean-François Leroy occuperait la position charnière. Mais chacun tente, à sa manière, d’articuler la peinture et la sculpture. L’idée d’une copule entre les genres artistiques est liée à la conception d’une sphère de l’art en expansion, indivise, porteuse d’une gémellité : au monde à naître correspond un homme nouveau. Pour les constructivistes russes de la décennie 1915-1925, le travail artistique est donc projeté comme une activité séminale appelée à transformer radicalement la vie. D’un point de vue strictement technique, la copule est présente dans nombre des œuvres de ces trois artistes : charnières, gonds et plus largement occupation du mur et/ou du sol. L’œuvre ne se donne plus comme une totalité monolithique ; elle est un assemblage de plans, parfois mobile, souvent démontable.
Pour Alexandre Rodtchenko, « le volume montre la tridimensionnalité de la construction, mais il ne doit pas être une forme réellement sculptée2
». De fait, c’est ce que réalisent les articulations de plans chez Elemento, Leroy et Mont. À considérer la tridimensionnalité comme une définition suffisante de la sculpture, nombre de leurs œuvres ressortissent à ce champ, mais elles ne sont ni sculptées, ni modelées en un sens traditionnel. Elles sont construites. Les matériaux de base de ces constructions sont ceux des constructions ordinaires : bois, métal, contreplaqué, verre, vis, charnières, peinture industrielle, fils électriques… « Le problème du matériau, écrit Nicolaï Taraboukine, disparaît en tant que problème autonome, parce qu’il fait corps, d’une part, avec le problème de la facture, et, de l’autre, avec celui de la construction ; en effet, le matériau dans l’œuvre d’art se présente à nous sous une forme traitée et c’est ce traitement du matériau que nous appelons facture 3
». Ceci ne signifie nullement que Elemento, Leroy ou Mont témoignent d’une quelconque nonchalance quant au choix de leurs matériaux. Mais, précisément, les processus auxquels ils ont recours tiennent davantage à des opérations de sélection et de montage que de fabrication matérielle (Nathalie Elemento confie d’ailleurs la réalisation de certaines de ses œuvres à un prototypiste). L’industrie qui avait déjà fourni aux artistes la peinture en tube, il y a près d’un siècle et demi, met aujourd’hui à leur disposition un choix quasi infini de couleurs, de textures, de matériaux et de techniques. Pour les constructivistes, l’apport essentiel de la production industrielle, du point de vue formel, résidait dans deux choses : ploskost (la surface-plan) et faktura (la texture). Dans le travail d’Elemento, Leroy et Mont, si le volume est essentiellement produit par assemblage de plans, la qualité des surfaces n’est pas délaissée et uniformisée dans un aspect industriel moyen. Au contraire, le recours à telle peinture acrylique ou à tel revêtement synthétique, l’intégration du matériau brut, l’utilisation du rouleau ou du pinceau, etc., sont autant de procédures qui produisent des richesses formelles et des subtilités de textures nouvelles. Loin de marquer un désinvestissement de la forme et de se réduire à une manipulation de signes post-historique, elles témoignent au contraire d’une exigence et d’une complexité accrues. Il est d’ailleurs significatif qu’aucun de ces trois artistes ne joue d’un simple déplacement de motifs hérités passivement de la production industrielle, comme d’un jeu infini de combinaison, de citation et de déplacement. Tous produisent des objets singuliers.
La mise à disposition de toute la gamme des matériaux industriels corrode définitivement la frontière distinguant l’art et la vie quotidienne. L’un et l’autre ne sont plus structurés par des modalités de visibilité autonomes. Sculpture, peinture, mobilier, aménagement domestique deviennent les polarités d’un champ unifié qui se déploie sans limites et se confond avec le réel lui-même. Selon Taraboukine, « le créateur qui travaille sur du bois, du fer, du verre a toujours affaire à des matériaux authentiques, et non artificiels4
». Cette authenticité est celle de nos intérieurs domestiques, de nos espaces publics, de nos aménagements urbains. Entendons par là que ces environnements, s’ils se caractérisent par des modes de fabrications industrialisés, constituent effectivement une interface avec nos expériences quotidiennes plus authentique que les catégories artistiques traditionnelles. Par comparaison, celles-ci apparaissent comme des enclaves ou des réserves dont le contenu tient essentiellement à la visibilité des marqueurs qui les distingue de leur environnement. Au-delà des matériaux employés, Elemento, Leroy et Mont recourent à une typologie de formes en partie empruntée au monde des objets et à la domesticité : Réalisme de marché de Miquel Mont est dérivé d’une étagère métallique, Bureau d’étude de Jean-François Leroy est une table de travail, et Familiarité de Nathalie Elemento est un radiateur mural ! Tout l’œuvre d’Elemento, en particulier, se développe autour d’une réflexion sur l’objet quotidien, la domesticité et les détournements d’usage.
Bien entendu, une telle familiarité avec le monde des objets quotidiens pose la question du design. Pour Karl Teige, « le constructivisme prône la négation du formalisme par le fonctionnalisme5
», ce qui ne signifie rien de moins que la dissolution de l’art au profit de l’utilitarisme. S’il est communément admis (au point d’en faire un truisme qui gagnerait à être reconsidéré plus finement) que les avant-gardes ont échoué, il est difficilement contestable que le design, lui, se porte plutôt bien. Cette opposition, binaire et grossière, correspond opportunément aux discours messianiques sur la fin de l’histoire et l’avènement du royaume de la social-démocratie libérale. Pour caricaturer encore davantage : la marchandise a gagné par K-O. Mais si cette histoire a l’avantage de la simplicité, elle présente l’inconvénient d’être fausse. D’une part, c’est rendre un bien mauvais hommage au design que de réduire la diversité de ses approches au rôle de véhicule servile du marché. D’autre part, soutenir que les œuvres d’art sont des pures idéalités incompatibles avec le libre-échange et la spéculation relève d’une singulière cécité. Enfin et surtout, la supplantation de l’art par le règne des objets fabriqués en série était le programme explicite du constructivisme, comme celui de De Stijl et du Bauhaus. Ainsi, l’historien d’art Andreï Nakov relève-t-il que « la proclamation de l’inutilité sociale de l’œuvre d’art annonce en U. R. S. S. l’ère du design 6
». Plutôt que le produit d’une idéologie politique, le design en tant que projet est le fruit d’une conjonction des situations historique et technique. Que ces situations n’aient pas été fondamentalement différentes à l’est et à l’ouest explique que le minimalisme et l’industrie américaine aient réalisé le programme des avant-gardes russes.
Un siècle après le constructivisme, un demi-siècle après le minimalisme et une vingtaine d’année après le triomphe économique et social du design, Nathalie Elemento, Jean-François Leroy et Miquel Mont se confrontent à une situation nouvelle. En tant qu’usage domestiqué des œuvres, le fonctionnalisme structure profondément leur travail. Jean-François Leroy utilise largement des matériaux de récupération, indiquant en cela qu’il s’inscrit dans une postériorité vis-à-vis de l’abondance fournie par l’industrie. Mais il pervertit ce fonctionnalisme hérité en le contrariant ou en lui inventant de nouveaux usages. Certains projets du constructivisme sont donc repris et comme préservés par le travail de ces trois artistes, notamment dans leur dimension émancipatrice, séculière et domestique.
- Victor Chklovski, literatoura i kinematograf, Berlin, 1923, p.8, cité par Andrei B. Nakov, « Le dernier tableau », in Nikolaï Taraboukine, Le dernier tableau, trad. Andreï B. Nakov et Michel Pétris, Editions Champ Libre, Paris, 1972, p. 12. ↩
- Alexandre Rodtchenko, « Construction de l’espace pictural », Écrits complets sur l’art, l’architecture et la révolution, trad. Bernadette du Crest, Paris, Philippe sers Editeur, 1988, p. 166. ↩
- Nikolaï Taraboukine, « Pour une théorie de la peinture », Proletkult panrusse, Moscou, 1923, trad. Gérard Conio, in Gérard Conio, Le constructivisme russe, tome premier, coll. Cahiers d’Avant-Garde, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1987, p. 191-192. ↩
- Nikolaï Taraboukine, « Du chevalet à la machine », 1923, Le dernier tableau, trad. Andreï B. Nakov et Michel Pétris, Editions Champ Libre, Paris, 1972, p. 38. ↩
- Karel Teige, « Notre base et notre voie. Quelques remarques de principe », 1924, Liquidation de l’art, trad. Sonia de Puineuf, Editions Allia, Paris, 2009, p. 56. ↩
- Andrei B. Nakov, « Le dernier tableau », in Nikolaï Taraboukine, Le dernier tableau, trad. Andreï B. Nakov et Michel Pétris, Editions Champ Libre, Paris, 1972, p. 13. ↩