Yvan
Salomone

22.02.2022

Un pas

Bernard Lamarche-Vadel, 1991

Puisqu’il y en eut un premier dans la décrépitude de son art (Manet), il n’était pas très douteux que viendrait un temps où il s’en trouverait un pour être le dernier. Le temps encore, un jour dira, parmi tous ceux qui sont nominables celui vers lequel convergeront les regards, y saisissant là mieux que par ailleurs, plus cristallisé en tant que phénomène, la pleine lune sur un siècle de crépuscules

Parmi ceux qui s’approchent de cette signification il y aura Yvan Salomone. Est-ce d’avoir vécu en face de la pure ligne de l’océan qu’il a reçu cette particulière gratification consistant en une extrême sensibilité à la représentation des confins ? Est-ce, y vivant à la fin du XXe siècle ? Tel que je me le représente et tel que je vois son art, Yvan Salomone bâtit l’équilibre précaire d’un pas ce faisant. C’est sur le front de la vague qui préface l’océan que je me l’imagine, un pied sur la terre plus ou moins ferme de la dernière marche du littoral, socle provisoire et incertain d’un pas, d’une enjambée supplémentaire qui porte ce qu’il représente vers un anéantissement nouveau dont il cherche la voie parmi les décombres de l’art moderne. Comme si à l’explosion de l’art moderne en procédures et processus, coups d’états et actes exemplaires durant tout le courant du siècle, il tentait de répliquer secrètement et finement par la mise en scène d’une implosion. Implosion qui aurait double mérite. Rapatrier d’abord I’univers des formes de l’autonomie où elles s’abrègent dans un jeu exclusivement visuel vers la puissance de signification de ce qui est représenté par Salomone dans la réalité où il puise ainsi qu’à un gigantesque étalage de formes usées par la modernité. Toutes les grandes problématiques artistiques modernes se sont établies sur la rumeur d’un retour à l’origine, et de Manet à Beuys en passant par Picasso, Mondrian ou Duchamp, la manière générale fut exclusive qui conjuguait deux audaces se rapportant à l’annulation subliminale par l’écho de la trace originaire. De ce point de vue Yvan Salomone est toujours sur la prescription moderne mais déplacée. Nulle référence à l’archaïsme ou au primitivisme, à Lascaux, au Christ ou à la nomination originaire des choses et des catégories, c’est l’art moderne lui-même qui par lui devient le fond originaire de la méditation sur le visible et l’invisible qui en est l’ourlet. Et ce qui représente à ses yeux le fond le plus archaïque de l’art moderne, son primitivisme foncier relève de son apport le plus récent, des confins de son histoire sous le pas qu’il entreprend, à la limite de la terre ferme d’un savoir identifié. Certes, chacun de ceux qui vont s’approcher de ses œuvres vont y découvrir des paysages et plus particulièrement des sites de l’industrie maritime, telle est la métaphore qui est effectivement le cadre du travail d’Yvan Salomone pour tenter un pas au delà de la modernité. Car ceux qui vont s’approcher de ses œuvres vont découvrir “à bruit secret” l’éventail des formes de la modernité habilement logées dans un cadre qui les protège au regard et les dénonce à la vue. Ces peintures sont de vastes hôtels où les forces formelles de la modernité sont appelées à louer leur puissance de travail au-delà de leur hétérogénéité pour une même finalité de reconstruction du visible après l’explosion moderne. C’est dire, et telle est la fonction de la photographie et du cinéma dans œtte œuvre, qu’il s’agit d’un travail de composition à partir de cadrages, de fragments, de citations de collages, de montages, un travail de maître-verrier composant une sorte de vitrail, des éclats de la modernité ressaisis sur la lumière d’une signification retrouvée. A ce titre, Salomone est aussi un meneur en scène dans le film duquel la distribution est composé de formes-vedettes dont la liste qui défile sur l’écran de ses tableaux, est mobilisée en fonction de sa

représentativité, de son pouvoir de se substituer en tant que forme et représentation à la chose et sa présentation. Marden, Smithson, Beuys, Tapiès, Oppenheim, Morley, Newman, Serra, mais aussi dans le domaine de l’art photographique, Stieglitz, Frank, Friedlander, Baltz ; peut-être est-ce la liste de tous les noms célèbres de l’art contemporain à la lumière de l’Académie Worosiskiga de Gasiorowski que nous devrions décliner; y sont convoqués pour y jouer le rôle de leur représentativité formelle - Car telle est l’ambition démesurée d’Yvan Salomone, mais la démesure est seule à notre mesure dans ce domaine, que de traverser les apparences de l’art contemporain pour les situer en deçà ou au-delà d’elles-mêmes dans le programme de la réalité quotidienne et banale que sa métaphore articule: industrie et anéantissement travail et désœuvrement.

Le second mérite de cette implosion de l’art moderne agencée par Salomone est de rendre l’art moderne visible par ce qu’il se déduit de cette réalité du monde malgré qu’il s’y soit fortement opposé dans la quintessence exclusive de l’abstractions de sa substance. Il y avait un pas certes à faire vers le concept, vers la compréhension structurale de la réalité, l’époque contemporaine s’en charge. Un nouveau pas doit être accompli de réincorporation du savoir et de l’expérience dans la texture continue au monde manifeste.

Un pas recèle un deuil ; que le peintre depuis quelques temps ait décidé de révéler et d’enfouir les formes distinctes et identifiées de l’art moderne dans l’écrin de sites à travers le bain de l’aquarelle renforce encore l’expression de la vision. Rien n’est mieux vu et nul ne voit davantage que sous un rideau de larmes. Telle est la puissance du regard porté par l’affect. L’art moderne fut une utopie et un enthousiasme, le pleurer est une manière de le reconnaître pour qu’il serve de fond à ce qui doit advenir, la réalité reconnue pour ce qu’elle est que l’art énonce, une énigme sans cesse renouvelée qui est le motif de l art.

I0 /XII/91