Peindre au dessous du barrage
Aquarelle : passe-temps dominical. Churchill en faisait. Ce médium rajouterait facilement une entrée à la suite sans fin du Dictionnaire des idées reçues, que tout un chacun, n’était l’autorité de Flaubert, rêverait continuellement de mettre à jour. Notre pays associe durablement l’aquarelle, au mieux à l’esquisse (« réduite à son rôle modeste, elle ne veut pas se faire aussi grosse que l’huile »1 ), au pire à l’amateurisme sans conséquence, aux « pensionnats de demoiselles » (autant dire, il y a un siècle et demi, à une simple salle d’attente) où le critique Edmond About regrettait qu’on la cantonnât, dans le compte rendu assez clairvoyant qu’il fit de la présentation d’art anglais au sein de l’Exposition universelle de 1855, à Paris : outre -Manche en effet, l’aquarelle était devenue dès le XVIIIe siècle « un art national ». « Il existe, écrivait E. About, à Londres deux sociétés de peintres d’aquarelle, Old Water Colour Society et New Water Colour Society, qui se chargent d’exposer brillamment et de vendre chèrement les ouvrages de leurs associés. Ce genre de peinture […] est cultivé en Angleterre par des artistes de premier ordre. Aussi nos voisins font-ils de véritables tours de force avec leurs couleurs à l’eau claire : ils obtiennent des effets que nous n’avons pas même cherchés »2 . Le mot « aquarelle », qui nous vient de l’italien acquerello3 , est passé presque sans modifications dans toutes les langues d’Europe continentale (on dit en allemand « Aquarell »), mais ne commence d’y être attesté véritablement que dans les années 1820. Le mot « water color » est, lui, né en Angleterre dès 1596, et pas sous n’importe quelle plume : on le trouve dans le premier Henry IV de Shakespeare ! Certes avec une connotation dépréciative : pour le monarque en butte à la sédition, la révolte est peinturlurée de « couleurs à l’eau », peu durables, qui dissimulent mal les sombres perspectives du désordre 4 . Mais il suffira de trois décennies pour que « water colour » désigne en Grande Bretagne une technique à part entière, largement répandue. Cette popularité ne doit rien au hasard, ni à la simple vertu de la langue : elle est le résultat de trois facteurs indissolublement liés. La pratique courante du voyage d’agrément ou de découverte chez les Britanniques, d’abord, (le tourisme est né en Angleterre, un royaume qui s’est assuré le contrôle du monde par la maîtrise des mers) la prégnance ensuite, dans le pays, des clubs et associations susceptibles de fédérer les bonnes volontés, et, enfin, la domination d’une industrie qui ne négligeait aucun domaine de la vie courante (Marx n’a pas écrit pour rien Le Capital à Londres …) : des tablettes de couleurs à aquareller, pigments et gomme arabique, facilement transportables, dans de petites boîtes métalliques bon marché, ont été produites et vendues par millions dès 1850, de même que des feuilles de papier solides, commodes à fabriquer et à utiliser.
On pourrait à bon droit rapporter les usages sociaux de l’aquarelle, dans l’Angleterre de la révolution industrielle, à ceux de la photographie dans toute l’Europe à la même époque : développement parallèle des innovations techniques, des sociétés d’amateurs qui popularisent ces innovations, d’une société improprement dite « de loisirs » (ces derniers sont évidemment réservés à la bourgeoisie) qui favorise l’usage de la photographie à des fins de documentation personnelle, familiale, touristique. L’exposition des aquarelles anglaises admirées par About à Paris ne précède que d’un an la fameuse lettre de Nadar à la Société française de photographie, en 1856, qui revendiquait pour son travail et celui de ses confrères une place dans les expositions de Beaux-Arts. Et il n’est pas sûr que l’importance de la « peinture à l’eau », dont les comptines que nous chantions, enfants, nous donnaient à croire qu’elle était plus facile que la peinture à l’huile (c’est le contraire), ait été davantage reconnue que celle de la photographie dans l’invention de l’art moderne — on peut cependant faire l’hypothèse qu’elle est très grande (cela mériterait un long développement, mais, après tout, la première œuvre assumée comme abstraite par un artiste du XXe siècle n’est-elle pas la fameuse aquarelle de Kandinsky, datée par l’artiste de 1910, même s’il a sans doute quelque peu manipulé le calendrier ? 5
). Yvan Salomone est l’un des rares artistes qui fonde aujourd’hui son travail sur l’intuition d’une parenté profonde entre les deux techniques. L’huile, le bitume et la térébenthine qui ont fait les grandes heures de la peinture réputée plénière sont souvent des matériaux de revêtement : l’aquarelle, elle, est un sang clair ou une eau de larme, comme l’est aussi le bain révélateur de la photographie argentique, qu’August Strindberg aimait à comparer à la mer, chargée de chlorure de sodium, de sulfate et de magnésium …
Une eau marine lustrale dans laquelle Yvan Salomone se plonge chaque jour, hiver comme été, pour recevoir en somme l’onction et le pardon quotidien du matériau avec lequel il collabore en peinture — l’aquarelle est un medium très exigeant, qui implique maîtrise des techniques mais aussi respect de l’accident, patience et précision : l’eau sèche plus vite que l’huile, mais toujours plus lentement qu’on ne le voudrait, et n’autorise aucune correction, aucun repentir, lorsqu’elle s’est évaporée pour laisser à la surface du papier l’empreinte du pigment dont elle était chargée. « Vous délirez », se dira certainement l’éventuel lecteur ! La chose est possible, naturellement, mais le rituel est une dimension capitale du travail de Salomone. L’artiste s’est fixé depuis 1991 une règle de bénédictin (la cérémonie du bain de mer donne une idée de son aptitude à la discipline !) à laquelle il ne déroge jamais, hors périodes de voyages : chaque semaine sort de son atelier une aquarelle de grande taille, toujours du même format, inspirée le plus souvent d’un site industriel ou portuaire déserté, ou du No man’s land (au sens strict : aucune figure humaine jamais ne traverse les œuvres de Salomone, non plus que celles autrefois d’Eugène Atget) d’un pays oublié — ou plutôt dévasté — par la modernité. Chaque planche reçoit invariablement un numéro d’immatriculation, ou, disons, d’inventaire, un titre composé de onze lettres, souvent un de ces mots-valises que Salomone, lecteur assidu de Finnegans Wake et d’Ulysse, affectionne, et s’accompagne, en secret ou presque, non pas d’une légende ou d’un commentaire, mais d’une prière laïque, aussi belle qu’hermétique, dont le rapport avec l’image se noue dans un lointain le plus souvent inaccessible sans une exégèse minutieuse par l’auteur lui-même : ces petites prophéties sont d’ailleurs en somme autonomes, et Yvan Salomone n’a accepté que récemment de les publier, dans un volume distinct de celui qui rassemble les reproductions de ses aquarelles 6
. Une forme de mystique imprègne de bout en bout la vie et le travail de Salomone, sans qu’il soit pour autant utile ou légitime de les envoyer au temple … Walter Benjamin avait eu, à propos de ses propres écrits, cette phrase très belle : « Ma pensée se rapporte à la théologie comme le buvard à l’encre : elle en est totalement imbibée. Mais s’il ne tenait qu’au buvard, il ne resterait rien de ce qui est écrit »7
. Yvan Salomone pourrait la reprendre entièrement à son compte : le sentiment du sacré, l’inquiétante étrangeté du funéraire, et l’aura de la prophétie hantent son œuvre de part en part — on n’y compte littéralement plus les formes évocatrices de tombeaux, de catafalques, de cercueils et de cénotaphes, de tumuli et de pyramides, de columbariums et de caveaux, de momies empaquetées, de croix et de brancards (le fantôme de Joseph Beuys n’est jamais bien loin), de Läger et de miradors, et quand par exception elles sont absentes, c’est qu’elles font place à l’image de la barque d’un passeur d’âmes (au siècle des génocides, la barque de Böcklin est un porte-conteneurs — voir 0577_0406 [nomatribue] …) ou, très exceptionnellement, à celle d’une carcasse d’animal 0264_1197 [vacheaterre] ou 0043_0592 [malbouchfem] ) — mais cette terribilità mélancolique ne se revendique jamais comme telle, et se présente à nous sous les allures du reportage. Du reportage halluciné, certes, mais du reportage.
Parce qu’avant l’image aquarellée, il y a toujours, chez Yvan Salomone, une photographie. Elle est, depuis plusieurs années déjà, numérique, mais avec l’usage de l’aquarelle, Salomone semble rapporter, dans sa représentation du monde, un peu de ce que Jeff Wall appelle « l’intelligence liquide de la nature »8
, dont la photographie argentique, malgré son aspect « sec », une fois le tirage fixé, conservait encore le souvenir dans ses processus de fabrication, mais que le numérique renvoie à un horizon toujours plus lointain, à mesure que l’optique et la technologie informatique progressent. L’appareil photo a petit à petit remplacé dans l’usage l’aquarelle que les explorateurs (John White, qui a fixé avec ce procédé les toutes premières images des Indiens d’Amérique pour les habitants de l’ancien monde), les voyageurs (de Dürer à Ruskin, en passant par la foule des touristes éduqués demeurés anonymes), les naturalistes (Audubon), les officiers aquarellistes (qui notaient les formes et les couleurs des pavillons, des drapeaux et des uniformes sur les champs de bataille), et les artistes curieux du monde, avaient élue en raison de sa légèreté d’emploi — elle ne subsiste comme instrument de reportage que dans un petit nombre de cas, celui par exemple en France du dessin judiciaire (appareils photos et caméras sont interdits dans les prétoires, sauf exception historique liée à des questions mémorielles), ou des guides de mycologie (un dessin aquarellé extrapole plus facilement un type général, identifiable, à partir d’un champignon singulier qu’une photographie, qui enregistre mécaniquement les particularités du seul spécimen présent devant l’objectif — il peut, là, être question de vie ou de mort). Yvan Salomone ne prétend aucunement revenir à l’usage initial de l’aquarelle, et n’emporte évidemment jamais ses papiers grand format sur le motif : de retour à son atelier en revanche, il dessine en se servant des indications d’une photographie projetée, dans un dispositif qui reproduit à peu de chose près celui du laboratoire de tirage (y compris l’impératif de l’obscurité), avant de laver, à plat et en pleine lumière, ses images à l’eau colorée d’une vision intérieure qui lui appartient en propre (elle n’entretient, avec la couleur dite « locale », que les relations strictement nécessaires pour ne pas laisser advenir l’effet de pacotille à quoi l’imagination, laissée seule, peut souvent succomber). Il marie la commodité sèche de l’appareil à « l’intelligence liquide » de l’aquarelle et fait surgir, en opticien chimiste, des visions en lieu et place de clichés.
Edmond About, dans l’article cité plus haut sur l’exposition d’aquarelles anglaises à Paris en 1855, pour se réconcilier avec son public français, risquait une métaphore qui se voulait légère (« française ») au sujet d’un artiste britannique : « Les artistes qui se donnent tant de peine pour faire avec de l’eau ce qu’ils feraient aisément avec de l’huile, ressemblent à ces amants romanesques qui entrent par la cheminée quand la porte est ouverte à deux battants »9
, op. cit., p. 31.]. Mais la grivoiserie tombe à plat quand apparaît la justesse, en partie involontaire, de l’image: si l’on veut bien considérer que « l’amant romanesque » est un amant qui ne se conduit pas en prédateur, mais en rêveur, qui désire non un objet mais un sujet avec qui il engage une joute de fantasmes, Yvan Salomone est bien un amant romanesque de la réalité : un réaliste qui ne feint pas de croire que le monde existe ingénument en dehors de sa perception, qui le colore de tons innocents qui sont pourtant les couleurs de l’effroi, qui l’aime et en désespère néanmoins. Il peint avec la mémoire des mots de Shakespeare, des rêves de Böcklin et De Chirico, de la théologie agnostique de Benjamin, mais aussi avec la mémoire de l’eau et des pigments, celle de la pierre, du fleuve et de la mer. Les traînées que l’aquarelle fait en séchant nous font apparaître ses images non comme des captures instantanées, mais comme un flux infiniment ralenti. Dans Le Désert rouge, d’Antonioni, un film dont on sait que les décors naturels ont souvent été repeints (jusqu’aux feuilles des arbres …) et dont l’univers est très proche de celui des tableaux de Salomone, Giuliana (Monica Vitti) se plaint d’avoir « les yeux mouillés »10
, 1964). On renverra ici à la belle préface de Noémie Révah pour le dépliant de l’exposition d’Yvan Salomone pierandpier, au Musée Baron-Martin, Gray (8/10/2004 – 19/12/2004).] et de ne pouvoir plus même regarder la mer, qui ne se tient jamais tranquille, « jamais, jamais » — elle est, à l’évidence, le double du réalisateur, qui revendique la couleur comme le principal, sinon le seul, élément autobiographique du film11
; une moderne sibylle de Delphes qui verrait la société industrielle au prisme d’une apocalypse dont on ne sait jamais si elle est imminente ou si elle vient d’advenir. Tout se passe comme si Yvan Salomone puisait aux larmes de ses propres yeux le matériau de sa peinture, et la force d’étirer ou de suspendre le temps dans cette dernière, en une immobilité admirable et précaire, terrible et séduisante (sublime, pour employer le vocabulaire de l’Esthétique), celle-là même des lacs de retenue — nul doute, d’ailleurs, qu’il existe des lacs de sanglots — dont on redoute à chaque instant que le barrage ne puisse plus contenir la force latente …
- Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, XII, cité d’après l’anthologie Curiosités esthétiques et autres écrits sur l’art, Paris, Hermann, 1968, p. 57. ↩
- Edmond About , Voyage à travers l’exposition des beaux-arts (peinture et sculpture), Paris, Librairie Hachette, 1855, p. 29-30. ↩
- Ou « acquarella » — la forme « acquerello » prévaut aujourd’hui, mais les deux versions ont cohabité par le passé. ↩
- « And never yet did insurrection want such water colors to impaint his cause » (« Jamais insurrection n’a été à court de fausses couleurs pour décorer sa cause »). Shakespeare, Henry IV, acte V, scène 1. Voir pour tout cela le catalogue de William Hauptman, à qui j’emprunte nombre d’informations : L’Âge d’or de l’aquarelle anglaise, 1770-1900, Lausanne, Fondation de l’Hermitage, 1999. ↩
- Les historiens s’accordent aujourd’hui à dater l’œuvre plutôt de 1913. ↩
- Yvan Salomone, Le point d’Ithaque, Cahiers 1991-2006, Genève, Mamco, 2010. Les aquarelles sont reproduites, avec leurs seuls numéros et titres, dans Zoneblanche 1991-2006, paru chez le même éditeur en 2014. ↩
- Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Éd. Du Cerf, 1989, p. 488. ↩
- Jeff Wall, Essais et entretiens, 1984-2001, édition établie par J-F. Chevrier, Paris, Ensba, 2001, p. 175-178. ↩
- Edmond About, Voyage [… ↩
- « Mi sembra di aver gli occhi bagnati ».( Il Deserto rosso [Le Désert rouge ↩
- Michelangelo Antonioni, Écrits, édition A. Bonfand, Paris, Images Modernes, 2003, p. 242. ↩