Vincent Victor
Jouffe

29.11.2018

Note sur le diaporama

Jean-François Poirier, 1997

Pour désigner «l’art du pays natal», les allemands parlent de «Heimatkunst». Il convient bien sûr de distinguer la version propagandiste, représentations idylliques par temps d’horreur, de la version éthique dont la plus délicieuse illustration est l’œuvre de Johann Peter Hebel et qui nous intéressera seule ici. C’est un art qui révèle les circonstances les plus contingentes, les plus fortuites de sa naissance, tout ce qui est local. Avant de se destiner à cet art, il se remémore d’où il vient. Ce pays natal quitté, et on le quitte toujours même si on reste sur place, il n’est plus de patrie que d’adoption où rien n’aura plus la saveur de ce qui apparaissait pour la première fois alors que rien ne préexistait, qu’aucune comparaison n’était possible. Le travail photographique de Jouffe me semble ressortir pleinement à cet art.
Il ne lui manque même pas une certaine nostalgie qui n’est pas le vain regret du passé et la désertion du présent mais le regret que les choses ne nous parlent plus, soient privées de langage. Au versant douloureux de ce regret correspond l’espoir qu’une lumière et un cadrage justes arrachent les choses du passé à leur mutisme. Une lumière juste, c’est à dire ni exaltée ni cruelle, un cadrage juste, c’est à dire bien frontal, laissant la maison, la table mise, le chaume, la herse, l’armoire renversée sur la terre battue, comme légèrement étonnés, ni dans la proximité indiscrète de l’actualité ni dans le nimbe des lointains mythiques. Un mot vrai est lâché qui marque la distance qui nous sépare de ces objets et restituent leur présence en levant le séquestre des jours abolis.
Une recherche exclusivement personnelle, un projet quasi autobiographique? Non. Le lien qui attache à ces images est aussi de fiction. C’est une propriété de la famille qui est explorée et non les lieux mêmes où le photographe a vécu. En même temps qu’il découvre ces lieux, il découvre leur valeur de souvenir - ce souvenir fut-il impersonnel - . C’est elle qui, servie par la chimie du cliché Polaroïd, réchauffe les images, rompant avec une mise à distance de principe. Le sens affleure à la surface des objets et leur donne son coloris, comme les métaux contenus dans la terre des Raku, ces terres cuites japonaises, en s’oxydant au cours de la cuisson viennent iriser les surfaces.
Nous avons affaire à un art mineur, un art qui se méfie autant de l’esthétisation du fragment que de la maîtrise panoramique ; à un art de l’espacement pourrait-on dire pour emprunter une notion chère au philosophe Jean-Luc Nancy. Emergent de l’instantanéité massive et liquide du Polaroïd des traits, des repères.
Ces amers signalent un trajet entre ce qui n’est pus visible et ce qui l’est encore. Dans l’entre-deux règne un profond silence qui se communique aux images.

Jean-François Poirier
in . catalogue de l’exposition APERÇUS, présentée au Château de la Roche-Jagu, Côtes d’Armor, automne 1997.