Thomas
Tudoux

20.03.2024

Point Nommé

Interview réalisée à l’occasion de la présentation de fin de résidence Point Nommé, à Fontenay-le-Comte
Stéphanie Barbon, 2011

Stéphanie Barbon : Tes recherches artistiques portent sur l’hyperactivité. À partir de situations quotidiennes, tu interroges notre valorisation à l’extrême du travail et notre auto-interdiction à l’oisiveté. Étrangement, tu joues avec le surmenage et, simultanément, tu as besoin de temps pour travailler. Y a-t-il une quête de sens dans à la fois la vitesse et à la fois la lenteur ?

Thomas Tudoux : Tu évoques deux éléments distincts de mes recherches. L’hyperactivité est mon sujet d’étude, pas ma méthode de travail. Mon travail, comme toute production de sens, demande lenteur et réflexion. Je joue avec le surrégime, je l’utilise, mais je ne le subis que sous forme d’expériences conscientes et autodéterminées. Je ne sais pas si la quête de sens se trouve entre ces deux termes, mais oui, il y a une interrogation quant au sens de nos actions sous-jacentes à ma pratique.

S.B. : Tu es ambigu dans tes propos : tu dis que tu n’approuves ni ne critiques l’hyperactivité, que tu oscilles entre fascination et contestation. Être artiste, n’est-ce pas faire un choix ?

T.T. : J’ai fait mon choix : le double jeu. J’affirme l’ambiguïté de ma posture artistique. Dans MES IDOLES, sur trois tableurs informatiques remplis par la totalité de mes résultats scolaires, apparaissent en filigrane des icônes grotesques de la rapidité qui sont également les idoles de mon enfance. La présentation frontale de cette évaluation omniprésente, de cette mise en compétition, de ce palmarès, met à mal l’insouciance que l’on prête à l’enfance et est le pendant critique de ce travail. Mais de la monstration ostentatoire de ces résultats émanent également l’orgueil de ma réussite scolaire et donc une certaine fascination quant à cette dernière. Cet exemple illustre parfaitement le double-jeu qui – se basant sur mes expériences quotidiennes – est constitutif de mon travail.

S.B. : Tu as tenté d’apprendre l’informatique pour la mise en place d’un logiciel ; à Fontenay-le-Comte, tu t’es mis à la broderie, pratique que tu n’avais jamais adoptée auparavant. Tu passes aussi bien de médiums contemporains à des médiums plus répandus ou populaires comme le dessin ou la broderie. Tu donnes l’impression de courir après les challenges. S’agit-il d’une soif d’apprendre ou de défis que tu t’imposes ?

T.T. : Tout d’abord, je réprouve l’utilisation des termes de «challenges» et de «défis» qui sont empruntés au management, pour définir ma pratique. Essayant d’interroger un certain envahissement de notre savoir-vivre par des règles venant du monde de l’entreprise, il me semble important de le préciser. Cette acquisition de savoirs marque bien qu’en tant qu’artiste je suis dans le faire. Je pense en dessin, en broderie, en vidéo, etc. Mes objets donnent à penser, mais je ne suis pas théoricien, mon travail passe par la production d’images ou d’objets.

S.B. : Ta participation corporelle est très présente dans tes œuvres. Dans LISTES, chaque jour pendant un an, tu as inscrit sur ton bras les actions à effectuer au cours de ta journée ; pour réaliser un ouvrage tu as subis 272 dictées ; ta série de dessins PROMENADE t’a pris beaucoup de temps ; ta broderie qui voit le jour au sein de cette résidence va te prendre pratiquement 200 heures. Aussi, plusieurs questions me viennent à l’esprit : Te sens-tu performer ? Est-ce que la fatigue rentre dans le processus de ton travail plastique ? Te prépares-tu mentalement comme un sportif à la mise en place de ces œuvres ? Et en quoi te sens-tu le besoin de comptabiliser le temps passé ?

T.T. : Je ne me sens pas performer car je ne montre jamais l’action en train de se faire, mais bien son résultat. La présence de l’action apparaît en creux, le terme de processus me semble plus approprié. Il est vrai que dans 14,86/20, livre d’artiste pour lequel j’ai reproduit intégralement un roman en dictées, il me semble important que le lecteur s’imagine le processus, la façon dont le livre a été conçu. Cependant, je laisse cela à son imagination dont le livre et sa présentation scolaire sont le germe. Je ne parle pas de fatigue, mais je ne peux interroger notre rapport au travail qu’en m’y astreignant moi-même. Broder 8 heures par jour pendant 22 jours, est-ce du loisir ? Du travail ? Certains y verront quelque chose de contraignant et répétitif, d’autres un passe-temps, un moyen de se désennuyer. Dans tous les cas, parce qu’il s’agit d’une production symbolique, d’une production de sens, l’aliénation due à la répétition du geste est totalement évacuée.

Pour ce qui est de la comptabilisation du temps passé, il y a certainement là une manière de justifier mon statut, de valoriser mon activité comme travail. J’utilise moi-même, pour me rassurer, les logiques chiffrées que je réprouve : tu pointes ici une belle contradiction ! L’ambiguïté de mon travail n’est pas qu’une posture théorique, mais une mise en jeu de mes contradictions internes.

S.B. : Tu vis ta démarche artistique comme une recherche scientifique. Ton travail oscille entre recherches, résultats scientifiques et objets, sculptures. Qu’est-ce qui fait que tu es artiste et non scientifique ?

T.T. : Tout d’abord, le produit de mes recherches est un travail plastique et artistique. Ensuite, comme on a pu le remarquer dans le reste de l’entretien, mon travail est incarné ; tu pointais d’ailleurs toi-même ma participation corporelle. Affirmer ma subjectivité me détache nécessairement de la démarche du scientifique. Enfin, je pense que tu souhaites que j’évoque un projet expérimental comme GOLEM. GOLEM est un logiciel pour téléphone portable dont l’objectif est de permettre l’autoévaluation de l’existence de son utilisateur. Bien que l’on pourrait utiliser cet outil pour faire une étude comportementale sur une population donnée, cela est bien loin de mon intention. L’utilisation ou non de ce logiciel ne m’intéresse pas, c’est la possibilité de son utilisation à grande échelle – qui nous rapprocherait de la science-fiction – qui est au centre de ce projet. Ce logiciel n’a pas de valeur usuelle, mais une valeur symbolique. En cela, mon travail s’intègre bien dans une démarche artistique.

S.B. : Tu as réalisé les ROBINSONNADES, dessins numériques que tu considères comme des recherches. L’artiste est-il selon toi un Robinson sur son île qui essaye de reproduire le monde qui l’entoure ?

T.T. : Au contraire, à mon sens l’artiste est totalement ancré dans la société. La vision romantique de l’artiste dans sa tour d’ivoire est totalement désuète. Il n’est pas question pour moi d’une exception artistique. Mon travail sur Robinson porte sur la construction culturelle, la norme et l’auto-obligation.

En revanche, il est vrai qu’en arrivant à la Maison Chevolleau, ma première résidence, je me suis senti comme Robinson. Déstabilisé par ce nouvel environnement, j’ai tout d’abord fuit en recréant mon espace de travail habituel. Tes conseils et ceux de Pierre-Alexandre Remy m’ont permis de sortir de ce recroquevillement anxieux pour essayer d’aller vers les autres possibilités que pouvait m’offrir cette nouvelle situation, un peu comme Vendredi offre une nouvelle possibilité de vie à Robinson dans le roman de Michel Tournier.

S.B. : Lorsque tu crées, tu remets souvent en question ta réalisation en cours. Quand considères-tu ton œuvre intéressante et/ou terminée ?

T.T. : Je ne suis pas certain de considérer un de mes travaux comme achevés. Je les vois plus comme des expériences, des essais qu’il faut prendre en compte en fonction de ma démarche globale. Bien sûr, quand je les montre c’est qu’ils ont atteint un certain aboutissement, un certain palier. Mais rien ne dit que je ne vais pas les refaire, ou refuser de les montrer quelques mois après les avoir faits. Je produis beaucoup, je jette beaucoup et chacun de mes travaux prend souvent des formes diverses et variées avant de se fixer dans un médium précis.

Pour ce qui est de la question du doute elle est très présente, probablement trop d’ailleurs. Tu en as toi-même subi les conséquences avec mes incursions répétées dans ton bureau pour te demander ton point de vue ! Je travaille seul, mais j’ai toujours une cohorte de personnes pas loin que je sollicite souvent pour m’aiguiller, mais le plus souvent simplement pour me rassurer.

S.B. : Le contrôle, la perfection font partie de ton vocabulaire. N’aimerais-tu pas réaliser des œuvres davantage insouciantes ?

T.T. : Je considère ces deux termes comme antinomiques. Aucune œuvre d’art n’est insouciante. La moindre nature morte classique a valeur symbolique et est généralement porteuse de morale. La nature morte moderne, en ce qu’elle remet en cause les codes de la peinture classique, nous pousse à un changement de regard sur l’art et sur le monde. Je ne pense pas que l’art puisse être insouciant, je ne peux donc pas faire un art plus insouciant, au risque de ne plus faire de l’art.

S.B. : Tes références artistiques sont davantage littéraires que plastiques. Comment l’expliques-tu ?

T.T. : Je n’ai pas de réponse précise à t’apporter. J’aime lire et les romans que je lis me marquent beaucoup, voilà tout. Mes références sont entre autre : les robinsonnades (Michel Tournier, Daniel Defoe, Jean Giraudoux, William Goldin, Jules Verne), les utopies (Thomas More), la science-fiction (Aldous Huxley, Eugène Zamiatine), les mondes renversés (José Saramago, Jonathan Swift) et des auteurs mêlant des questions artistiques aux questions de sociétés (Emile Zola, Jeanne Benameur, François Bon).

S.B. : Restons dans l’évaluation. Une question clin d’œil : Qu’est-ce qui fera que cette résidence est réussie pour toi ?

T.T. : Ce sont de bonnes rencontres, un changement de cadre fructueux, du temps et de la disponibilité. L’expérience humaine et professionnelle est positive : 20/20 (rires).