Le sable du château
présentée à l'issue d'une résidence de trois mois.
LE SABLE DU CHÂTEAU, 2018
Vues de l’exposition en Octobre 2018 à la villa Rohannec’h, Saint-Brieuc, suite à une résidence de trois mois.
Photo : Stéfan Tulépo
Consulter la documentation de la résidence sur le site http://rohannech.ddab.org
Constructions de terrain(s)
par Anne-Lou Vicente, 2018
Tailleur-graveur-cueilleur, comme il se définit lui-même, infatigable arpenteur, sculpteur, glaneur, collectionneur — j’en passe et des meilleurs —, Stéfan Tulépo trace patiemment sa route au fil d’une poétique constructive du matériau et de la forme, pleine de petites attentions et empreinte d’un humour (re)créatif. Naviguer entre la Villa Rohannec’h, ancienne maison d’armateur construite au début du XXe siècle progressivement transformée en lieu de création et de rencontres artistiques et culturelles, et les cabanons du Valais, modestes maisons de vacances surplombant l’unique plage de Saint-Brieuc bâties à partir des années 19501 : voici ce qui a essentiellement composé l’emploi du temps et de l’espace de Stéfan Tulépo qui eut de cette manière tout le loisir de travailler — avec les moyens du bord —, embarqué dans un va-et-vient permanent entre intérieur et extérieur, architecture et paysage, culture et nature.
Aussi court soit-il, le titre de l’exposition que Stéfan Tulépo a conçue dans les murs de la Villa Rohannec’h en dit long sur sa manière de (conce)voir les choses : l’expression « le sable du château » nous renvoie d’office à l’architecture de sable qui constitue l’une des occupations incontournables des enfants (et de leurs parents) en bord de mer, en même temps qu’elle fait, par un simple jeu de passe-passe sémantique2, précéder sinon prévaloir le matériau (sable) en regard de la forme (château) — laquelle pourrait ici renvoyer à l’architecture cossue de la Villa si l’on en croit l’image qui la représente en sable sur la plage du Valais, exposée dans le hall d’entrée du bâtiment à l’instar d’autres images immortalisant des situations ready made ou des interventions in situ opérées par l’artiste au cours de sa résidence3.
Si la forme de la bâtisse, omniprésente, a par ailleurs été reproduite à échelle réduite à partir de briques de Saint-Brieuc simplement empilées sur une palette en bois dans le parc situé devant, le lieu, en grande partie gardé dans son jus et pensé comme un espace d’expérimentation4, a également été investi de l’intérieur. La silhouette de la Villa se dessine en creux sur un parquet recouvert de poussière5, tandis que les revêtements des cloisons ont été soigneusement modifiés : les papiers peints, déchirés de sorte à créer des motifs à consonance organique ou végétale ; le tissu épais, découpé pour former des rideaux rejouant modestement certains codes décoratifs et picturaux, et rappelant les origines bourgeoises du lieu éprouvé par le temps. Au sol, deux panneaux d’aggloméré sont gravés de motifs hérités du mouvement d’art celto-breton des Seiz Breur (1923-1947), évoquant ainsi l’empreinte d’un modernisme régionaliste, profondément ancré dans la mémoire stratifiée des matériaux et des supports, fussent-ils les moins nobles.
Dans l’axe de l’entrée, à l’intérieur de la majestueuse salle principale, un curieux objet suspendu à la verticale au-dessus d’une cheminée attire notre attention. À y regarder de plus près, on croirait voir la réplique en pierre d’un transat en plastique. L’illusion est parfaite. La nature fait si bien les choses que l’objet manufacturé, récupéré par l’artiste dans le jardin de ses parents où il fut longuement exposé aux intempéries, a revêtu cet habit minéral, fruit de l’œuvre du temps. Moisissures et autres lichens se sont patiemment déposés sur la surface synthétique initialement blanche, devenue grisâtre. Symbole populaire d’une détente estivale bien méritée, l’objet ainsi métamorphosé, prêt à se fondre dans le paysage tel un insecte adepte du camouflage, tourne le dos à la mer située derrière le miroir dans lequel il se reflète, manifestement passé de l’autre côté — celui de la sculpture.
De manière fortuite, les traditionnelles percées longitudinales qu’il arbore font écho aux entailles et ciselures que Stéfan Tulépo administre à un ensemble de galets et d’assiettes, comme autant de lignes, motifs, trames et chemins réels ou imaginaires. Dans une mise en scène inspirée de la muséographie britannique reposant sur un principe d’analogies, la plupart de ces objets, qu’ils soient disposés sur des panneaux de bois et de miroir surélevés du sol ou bien posés directement sur le dessus d’éléments intégrés à l’architecture (rangements, cheminées, etc.), sont associés et assemblés à d’autres (images, rouleau de scotch, cible de fléchettes, ampoule, corbeille en plastique, etc.), occasionnant ainsi des « conversations visuelles » et pouvant évoquer, de manière plus ou moins explicite, jeu de pétanque, cactus, coquillages, masques, etc. Ces compositions côtoient une série de « Fossiles briochins », blocs de pierre noire taillés desquels émergent des bribes d’objets « locaux » : la faucille (tant comme outil de jardin que symbole du communisme), le vaporisateur de la gamme de produits d’entretien à base de savon noir de la marque Briochin, ou encore un mystérieux entonnoir aux vertus nourricières.
Dans cette même logique consistant à retirer de la matière pour faire apparaître formes et/ou figures, l’artiste a partiellement déblayé une plage de Saint-Brieuc recouverte d’algues vertes et installé des cages de but, transformant le parterre toxique en surface de réparation ludique (non praticable). L’image, saisissante, nous entraîne vers une autre : on y voit une femme de dos, assise sur une serviette de couleur verte démesurée disposée sur la plage et lestée au moyen de galets, éléments que l’on retrouve présentés à ses côtés, tel un fond vert d’incrustation d’image. Réalisée pendant l’été, la performance a bel et bien eu lieu, manière amusée de tester l’étendue et les limites de la propriété privée sur une zone a priori peuplée, tout en faisant bien entendu allusion aux phénomènes locaux que constituent l’algue verte et la loi Littoral. Le caractère burlesque de la situation entre en résonance avec celui d’une vidéo montrée à proximité, où l’on peut voir et entendre l’artiste déambuler dans son véhicule en périphérie de Saint-Brieuc tout en se livrant à un exercice de karaoké aléatoire consistant à lire, ou plutôt à chanter, les inscriptions visibles sur son passage, de l’enseigne commerciale au panneau de signalisation. Ou comment se réapproprier et réinventer, pour ne pas dire réenchanter le paysage urbain de manière poétique et comique par l’usage de pratiques quotidiennes et populaires à la portée de tous.
Cette intrication entre privé et public, intime et universel, se retrouve dans une pièce au statut très particulier étant donné qu’il s’agit d’un objet emprunté à la propriétaire d’un des cabanons du Valais. Sur une table haute gît un sujet en terre cuite peinte : sa tête est intacte mais le reste du corps est morcelé. Sur l’un des fragments, on peut lire « Joyeux », du nom de ce personnage qui n’est autre que l’un des sept nains de Blanche-Neige, protagoniste du conte des frères Grimm notamment adapté en dessin animé par Walt Disney et connu à l’échelle planétaire. Évoquant un gisant par sa position couchée et un ossuaire par son aspect fragmenté, Joyeux gisant condense — gentiment — cultures et croyances populaires, rituels sacrés et traditions vernaculaires traversant les territoires et les époques en même temps qu’il nous renvoie au site du Valais, et en particulier au jardin du cabanon en question où vivent heureux Blanche-Neige et ses petits compagnons.
Tel un éclatant bouquet final en l’honneur du Valais, l’installation Joyaux du Valais, préalablement projetée sur deux des cabanons du site, se compose de bouts de verre coloré disposés sur la vitre éclairée d’un rétroprojecteur rappelant les plaques lumineuses où sont observés et exposés des objets précieux. Au centre de l’agrandissement projeté sur le mur, un petit miroir renvoie sur le mur opposé une seconde image inversée en plan rapproché qui apparaît comme un tableau-vitrail aux accents abstraits et modernistes accroché dans l’encadrement d’un probable miroir fantôme posté au-dessus de la cheminée.
Qu’ils consistent à exposer un objet ready made ou à intervenir de manière plus ou moins perceptible et expérimentale sur une variété de surfaces et matières préexistantes, les gestes de Stéfan Tulépo produisent et révèlent des combinaisons et des correspondances — entre images, objets, formes, matériaux, êtres, lieux, territoires, temps, etc. — qui apparaissent comme autant de mises en relation pouvant intégrer des considérations tant esthétiques et culturelles que sociales et politiques. Inventeur du quotidien, flâneur, joueur, (r)assembleur et doux rêveur, il (re)compose à partir de l’existant et crée, par des moyens simples, de nouvelles manières de voir et d’être au monde, autrement, en lien avec ce(ux) qui nous entoure(nt).
Notes :
1 Le travail de Stéfan Tulépo trouve un écho avec l’architecture composite et inventive des cabanons faite à partir de matériaux pauvres et le plus souvent récupérés (anciennes traverses de chemin de fer et wagons de train inutilisables, poutres en bois, parpaings, papier mâché, tôle ondulée, etc.).
2 Tour que je m’amuse en quelque sorte à réemployer à travers le titre de ce texte qui pointe notamment l’épineuse question du terrain (non) constructible que soulève la loi Littoral, laquelle menace de disparition les cabanons du Valais.
3 Toutes les interventions in situ de Stéfan Tulépo ne sont jamais visibles de manière directe et font systématiquement l’objet d’images qui en constituent la trace.
4 Seul le rez-de-chaussée, rénové et dédié aux expositions, est ponctuellement ouvert au public. Les étages sont utilisés comme ateliers pour les résidents et comme espaces de travail et de restitution pour les étudiants lors de workshops. La réhabilitation du lieu se veut progressive de sorte à en faire moins un simple contenant d’art qu’un matériau artistique à part entière.
5 On la retrouve également sur un couvercle de poubelle, dans la lignée des « Grattages », série de dessins gravés sur divers matériaux représentant le lieu où ils ont été trouvés. https://www.stefantulepo.com/grattages