Sharon
Kivland

21.12.2023

Entreprise de séduction

Espace d'art contemporain, campus HEC Jouy-en-Josas, 2017

Entreprise de séduction
Espace d’art contemporain, campus HEC Jouy-en-Josas, 2017

LA PASTORALE Un tapis rouge, huit chaises dorées à sièges de satin rouge, huit têtes de biches au cou charmant orné de rubans rouges, des oiseaux chanteurs empaillés perchés sur les chaises, tenant dans leurs becs des mouchoirs en lin; les mouchoirs portent des devises de la période révolutionnaire brodées en fil de soie rouge par Sharon Kivland, ouvrière non qualifiée.

LA CHASSE Une fresque en garance dresse le décor (d’après une toile), une chaise longue réduite à sa seule armature, deux peaux de biches du cuir le plus doux, deux gravures inspirées d’une toile : un cerf et une biche, les bois d’un cerf, une redingote blanche en lin doublée de soie rouge, et une chemise en lin blanc des plus fins avec un ruban de soie rouge réalisées par Marie-Andrée Bernard-Trebern.

LE PROCÉS Un tapis rouge, huit chaises dorées à sièges de satin rouge, huit têtes de biches au cou charmant orné de rubans rouges, des oiseaux chanteurs empaillés perchés sur les chaises, tenant dans leurs becs des mouchoirs en lin ; les mouchoirs portent des devises de la période révolutionnaire brodées en fil de soie rouge par Sharon Kivland, ouvrière non qualifiée.

L’EXÉCUTION Une gravure de la tombe de Rousseau (sur une petite île à Ermenonville, où il passa les six dernières semaines de sa vie) copiée d’une toile de Jouy, la gravure d’un sanglier poursuivi lors d’une chasse, reprise d’une toile, une tête de sanglier, une peau d’agneau rouge de cuir satiné, un mannequin du dix-neuvième siècle avec des bottes en bois peint et dont le cou sans tête est une version contemporaine d’un jabot en dentelle à l’aiguille au point d’Alençon (d’après la toile de Jouy « Bonnes herbes », la plus célèbre de la période révolutionnaire) et en dentelle au fuseau, la partie supérieure paraissant tachée de sang, création de l’ancien dentellier aujourd’hui artiste Thomas Gaugain.

L’INVITATION AU VOYAGE Une chaise seule, un rocking chair, tapissée de toile de Jouy, avec un dessin de J-J Rousseau, éboniste, pour le visionnage d’un court-métrage sur le dépliage et le pliage de toiles de Jouy accompagnés d’un inventaire des noms de tissus avec, hors champ, une voix qui récite des manifestes de cargaisons de navires quittant la France pour l’Afrique chargés de marchandises destinées à la traite (guinées, indiennes, mouchoirs, deux grandes ombrelles cramoisies, douze redingotes…) et à l’approvisionnement des colonies (sucre, riz, café, trois cents esclaves d’Angola, deux cents du Sénégal…).

Les fils rouges de l‘“Entreprise de Séduction” (à la française).
Sharon Kivland à l’espace d’exposition HEC, Jouy.

L’Espace d’art contemporain d’HEC à Jouy en Josas se situe, si j’ai bien compris, dans une résidence universitaire. Le soir de l’inauguration, quelques étudiant·e·s en tenue de jogging entraient et sortaient en courant par le couloir entre les salles d’expositions, qui sont montrées dans les photos ci-dessus depuis l’extérieur, par leurs vitrines. Sauf la dernière, où on voit les baies vitrées et le dehors. Sans doute marque-t-elle une interruption dans la narration. Elle montre un mannequin acéphale, tête coupée, revêtu·e d’un jabot en dentelle à l’aiguille point d’Alençon au motif tâche rouge-sang : celui d’un Robespierre aujourd’hui exécuté, littéralement, par le seul dentellière au masculin, Thomas Gaugain.

Depuis ces « vitrines » d’un espace sis dans le campus d’une école de commerce, on voit le rouge qui tache apparaître en un leitmotiv et faire remonter l’histoire de la toile de Jouy et de la Bièvre où se développa la manufacture Oberkampf. La fabrique de l’ex-graveur allemand donna son nom générique à des étoffes imprimées de scènes garance via des tambours de cuivre. Dès 1770, cette technique permit d’augmenter les cadences de travail et de mécaniser les gestes, mettant la manufacture en transition vers un “capitalisme industriel” propre aux empires coloniaux, comme le note Sharon Kivland*. Celui-ci se révèle en négatif par la succession de motifs pastoraux où se déploie, déjà, les figures constituantes d’un mythe de la “séduction à la française”, qui a récemment repris du poil de la bête, lâchant sa bouffée saumâtre d’hétérosexualité compulsive, blanche et classiste.

C’est la fabrication du lien entre séduction et identité française. que déconstruit également, l’exposition de Sharon Kivland, du moins c’est ainsi que je tire à moi la lecture des indices semés sur la scène du crime. Un volume ouvert de l’Emile de Jean-Jacques Rousseau, dans la collection de la Pléiade, répond à la gravure élégiaque de son tombeau dans le jardin d’Ermenonville. Je renvoie ici au travail de Geneviève Fraisse tirant les “fils rouges” tissant l’inégalité des sexes chez Rousseau. Les peaux animales naturalisées -quel terme!- partout présentes, du renard rouge aux têtes de cerfs et aux oiseaux, répondent aux oripeaux: chemises défaites, dentelle et mouchoirs déployés, voire même du mobilier, une bergère, par exemple, elle aussi mise en position déshabillée.. Les “apprêts” de l’Ancien Régime semblent avoir été dévastés, tandis que les procès révolutionnaires sont convertis en scène de défilé de mode, avec tapis rouge et ses chaises dorées, où la décapitation se mime par des colifichets - un ruban rouge autour du cou des cerfs, dont se paraient, dit-on, les participant·e·s aux “bals de victimes” après 1797- et où des slogans révolutionnaires brodés sur des mouchoirs sont l’apanage des oiseaux.

Un film, un peu plus loin, plie et déplie des rouleaux de toile de Jouy pendant qu’une voix énumère les têtes de chapitre: Indienne, damas, guinée (une mousseline) permettant d’indexer les étoffes, qui, embarquées sur les bateaux de la traite des esclaves, servaient de monnaie d’échange en Afrique occidentale contre les vies humaines ainsi mesurées en pièces de toile manufacturée.

Elisabeth Lebovici, 2018
_Texte paru sur le blog Le Beau Vice_