Sharon
Kivland

21.12.2023

Armel Beaufils : Le regard des femmes

Exposition présentée dans l'ancien presbytère dans le cadre du 22è Festival d'art de Saint-Briac-sur-Mer, organisée par la commune et le Fonds régional d'art contemporain Bretagne, du 1er juillet au 3 septembre 2017.

Armel Beaufils, le regard des femmes
Exposition présentée dans l’ancien presbytère dans le cadre du 22è Festival d’art de Saint-Briac-sur-Mer, organisée par la commune et le Fonds régional d’art contemporain Bretagne, du 1er juillet au 3 septembre 2017.

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Texte de Sharon Kivland

Je pensais ne pas connaître le travail d’Armel Beaufils quand on m’a invitée à réfléchir à l’exposition estivale de Saint-Briac. Mais, vite, j’ai compris que j’avais déjà vu ses oeuvres publiques sans savoir qu’elles étaient de lui, car il est dans la nature même de la sculpture monumentale qu’on ne reconnaisse pas son auteur. J’avais admiré la façade de la poste et je suis sûre d’avoir vu le monument aux morts (ou un autre qui lui ressemble). Un rapide coup d’oeil sur Internet m’avait appris peu de choses : Armel Beaufils a suivi des cours du soir à l’École des Beaux-Arts de Rennes, où il a ensuite été étudiant à plein temps de 1902 à 1905 avant d’intégrer l’École des Beaux-Arts, à Paris. Ses études terminées, il a commencé à exposer son travail au Salon des artistes français, auquel il a envoyé des oeuvres chaque année jusqu’en 1951. Il s’est installé à Saint-Briac avec sa compagne Suzanne Duvivier, sculpteur elle aussi sous le nom de Zannic Beaufils. Je savais aussi que j’avais vu sa maison. La question qui se posait à moi était de replacer son oeuvre dans un contexte contemporain, un contexte où celle-ci serait dynamique, active dans le présent. Bien qu’historienne d’art, je ne voulais pas que l’exposition soit historique, mais je pensais qu’une conversation avec l’histoire était nécessaire. Je parle souvent aux morts et en leurs noms.

J’ai été amenée à examiner l’ensemble de son oeuvre, des oeuvres qui, à l’instar des monuments, témoignent de la formation classique de l’artiste en suivant les conventions du réalisme, du symbolisme et de l’idéalisme, et des oeuvres créées d’après nature ou à partir de photographies du vivant. La trajectoire d’Armel Beaufils est typique de son époque. A vrai dire, c’est l’éducation artistique qui est restée en vigueur jusqu’aux années 1960, malgré les nombreuses mises en questions du côté artificiel des séances de pose des écoles d’art officielles. On considère souvent le recours au modèle vivant comme un fondement de la pratique artistique en matière de dessin ou de modelage, permettant de montrer et de perfectionner le talent de la représentation figurative, la compétence de l’artiste avec pour but le réalisme — créer des oeuvres qui ressemblent à la vie. Travailler avec un modèle peut signifier travailler d’après nature, c’est-à-dire copier le modèle vivant, ou bien cela peut signifier travailler à partir d’une statue existante, d’un mannequin ou de n’importe qui. On peut apprécier des oeuvres d’art, personnages ou images, pour leur ressemblance à la vie sans qu’elles soient vivantes, comme si le sujet pouvait sortir du cadre et descendre de son piédestal à tout moment.

Dans de nombreux récits, des statues s’éveillent à la vie, comme dans l’histoire du Pygmalion d’Ovide dans les Métamorphoses, le sculpteur qui désire une femme en tout point semblable à sa « jeune fille en ivoire ». Il y a aussi ces statues ou portraits si « vivants » qu’on les croirait de chair et d’os, comme Olympia dans la nouvelle d’E.T.A. Hoffman L’Homme au sable. Il s’agit d’un automate, donc je prends quelque liberté avec mes analogies. Toutefois le narrateur note que, pour se convaincre qu’ils n’étaient pas tombés amoureux d’un mannequin de bois, les jeunes gens exigeaient des jeunes femmes dont ils étaient épris qu’elles bougent, qu’elles agissent et surtout qu’elles parlent. En bref, on se méfie de ce qui semble être une forme humaine si elle ne bouge pas ou reste silencieuse.

Un modèle est une chose, mais originale, à partir de laquelle on peut produire une copie ou un double. En réalité, un modèle peut être diverses choses, autant qu’il y a d’originaux pourrait-on dire, autant qu’il y a de personnages réels qui, réalistes (parce qu’ils sont vivants), bougent, parlent et n’ont pas besoin de support. Le modèle peut être la personne qui pose pour un artiste. Ce peut être un exemple qui démontre certaines caractéristiques définissant une catégorie. On peut proposer un modèle comme référence, comme exemple. Le modèle peut être à la fois objet et sujet. À la fin du Conte d’une nuit d’été de Shakespeare, une statue représentant Hermione, la belle et vertueuse reine de Sicile que l’on croit morte, revient à la vie, parce que la statue n’est autre qu’Hermione posant en statue. Dans la nouvelle de Wilhem Jensen Gradiva, si richement analysée par Freud en 1906, l’archéologue Norbert Hanold tombe amoureux de la femme représentée sur le moulage en plâtre d’un bas-relief qu’il a vu à Rome (ou plutôt, sans entrer dans trop de détails, il tombe amoureux de sa démarche, de son pied levé et de l’impression de grâce et d’agilité qui s’en dégage). Il ne comprend pas que sa Gradiva est une vraie femme, une voisine, jusqu’à ce qu’il regarde Zoe Bertgang s’éloignant de lui dans la lumière du soleil sur les pavés de Pompei, sa démarche tandis qu’elle soulève légèrement sa robe avec la main gauche, c’est Gradiva rediviva (ressuscitée). Il comprend alors qu’elle est vivante parce qu’un lézard est effrayé par son pas.

Aujourd’hui encore, il y a souvent un retour vers le personnage, vers le vivant comme fondement d’une pratique artistique (je dois avouer que je ne l’approuve pas, mais j’en comprends le besoin). La plupart des écoles d’art n’ont plus de « salle de modèle vivant », pourtant celle-ci semble survivre dans une espèce de mémoire collective, avec ses meubles particuliers, le « trône » du modèle, un socle surélevé ou une estrade qui, dans les ateliers de sculpture, peut tourner à 360° pour que chaque artistes puissent avoir une vision complète du sujet, et ces bancs bizarres combinant un siège et un chevalet, qu’en anglais on appelle des ânes (donkeys).
Pour le modelage de la terre et du plâtre, il y avait des sortes de supports de section carrée, à trois ou quatre pieds et parfois pliables pour faciliter leur rangement, appelés en français selles ou sellettes ; ainsi qu’un plateau tournant, une selle est également une race de cheval et une selle. Quand j’étais étudiante, j’ai gagné un peu d’argent en étant modèle. Je trouvais le long maintien de la pose, parfois jusqu’à trente minutes, très apaisant. Et puis, il avait les poses rapides, tenues seulement le temps d’être notées dans un croquis. Mais on doit rester immobile et silencieux, au moins dans la salle de modèle vivant. La pose doit être maintenue. Dans le cadre institutionnel, des règles strictes s’appliquaient concernant l’entrée dans la salle de modèle vivant, la visibilité, le déshabillage, le toucher, les périodes de repos et la conversation. Dans certaines institutions, seul le professeur pouvait parler au modèle.

La relation privée entre l’artiste et le modèle, dans un atelier hors toute institution, est régie par des règles différentes. Les Réalistes, par exemple, insistaient pour ne travailler qu’avec des modèles non-professionnels et, quand il s’agit d’une commande de silhouette ou de buste, la relation économique est différente avec le modèle. Dans l’atelier, la relation est intime, et il y a beaucoup de récits intimes des rapports entre artiste et modèle, même quand le modèle reste anonyme. Parfois, au bout d’un certain temps, le modèle devient la muse de l’artiste. Deux personnes sont ensemble dans une pièce pour une longue période de temps et dans un but particulier, l’attention doit être très soutenue. Dans un contexte différent, on pourrait parler de transfert.

En découvrant les productions d’atelier d’Armel Beaufils, j’ai été intéressée par ce que ces oeuvres exprimaient de soin et d’affection de l’artiste pour ses sujets, autant que par son attachement au lieu. De plus en plus, j’ai été attirée par les moulages de plâtre qui subsistent. Certains ont été produits comme maquettes d’oeuvres publiques, proposées ou réalisées, dont le modèle ne porte pas d’autre nom que celui d’une allégorie (L’âme et la danse, L’enfance d’Éole, Ève, La pudeur…) ; d’autres étaient des portraits (Nicole, Sophinka, Topa, Madame Stewart…) tandis que d’autres étaient les deux, comme lorsque Beaufils représente des Bretonnes, femmes ou filles (anonymes jusqu’à ce qu’elles deviennent La Castine, Le soir du pardon, Plougastel), en se fondant sur l’observation et des photographies, ou ses petites sculptures sur le thème de la mer (La marée basse, La Fée des grèves, Loup des Mers, qui peuvent être Monique Basset, Jacqueline Wagner, Mireille Lallemant… ). J’ai trouvé une photo d’Armel et Zannic Beaufils, en compagnie de la jeune danseuse Irina Vinogradova, un de ses modèles préférés. Zannic serre la taille de la jeune fille qui sourit, tandis que son mari se tient derrière son buste de profil sur sa sellette. Les personnages / statues / bustes de femmes et de filles produits pendant la longue carrière de Beaufils ont été sortis de la réserve poussiéreuse qu’ils occupaient au presbytère ; ils ont été libérés des vitrines de verre où ils sont exposés à la mairie de Saint-Briac ; certains ont été empruntés au musée de Bretagne, où ils sont merveilleusement soignés mais enfermés et cachés. Ils ont fait l’objet d’un inventaire, dont certaines oeuvres ont été exclues (les figures religieuses et celles prévues pour être accrochées au mur). Celles-là ne sont pas des oeuvres publiques terminées mais des moulages de plâtre, modèles pour les oeuvres à réaliser dans des matériaux plus durables, marbre, pierre ou bronze.

On peut réaliser un moulage de plusieurs façons.
Cela comporte généralement une série de gestes du positif au négatif au positif. Ordinairement le modelage est fait en terre. Parfois un croquis peut être modelé avec de la toile et du plâtre. On réalise alors un moule en plâtre à partir de la terre. L’opération peut être compliquée, avec plusieurs morceaux. Puis on coule le plâtre dans un moule recouvert par un agent de démoulage. Les morceaux peuvent ensuite être joints par des armatures de soutien et les solins effacés. On peut colmater la surface du moulage pour réduire sa porosité avec du vernis, de la peinture, de la cire ou du lait, ou encore avec un mélange d’oléate de potassium et d’alun. Les armatures métalliques peuvent se corroder et la rouille pénétrer le plâtre. Les modèles existent et ils sont pourtant en devenir. Ce sont des formes mutantes.
Rassemblés, ces formes, attitudes, gestes féminins sont présentés dans un joli arrangement sur des socles peints d’une couleur vieux rose, à la fois accueillants et engageants pour le visiteur dans chaque espace de la galerie. L’agencement est uniforme et permet la circulation des visiteurs. Chaque silhouette féminine est en partenariat (pour ainsi dire) avec une autre femme, qui jette un regard du présent vers le passé. En effet, un même nombre de femmes artistes ont été invitées à réagir à l’une des oeuvres de Beaufils. La correspondance qui en résulte sous une forme ou une autre — et, oui, c’est bien comme une lettre ou une conversation entre femmes autant qu’entre artistes (sans oublier le spectateur qui arrive ; on peut y voir comme un échange d’observations) — est produite par les cartels présentés sur les murs de l’espace d’exposition : ils servent à la fois de guides vers les oeuvres de Beaufils et de commentaires sur celles-ci tout en étant eux-mêmes des oeuvres à part entière. Chacun des socles porte un numéro correspondant au panneau qui le concerne. Malgré moi, cela ressemble à une exposition historique, obéissant aux codes de la scénographie muséographique conventionnelle dans son organisation : exposition, identification et information. Mais j’ajouterai que ce n’est pas que cela.

Il n’y a eu aucune contrainte (si le mot n’est pas trop fort et, certainement, certaines correspondantes se sont senties contraintes par mes consignes matérielles) autre que la taille, la couleur et la forme bidimensionnelle du cartel, semblable à une page du livre que l’agencement de l’exposition est aujourd’hui devenu (ici, entre vos mains de lecteur). Comme le panneau d’information de n’importe quels musée ou galerie, chacun des panneaux — produits en collaboration avec la graphiste Véfa Lucas, qui s’est jointe aux correspondantes — donne la légende de l’oeuvre : titre, date, dimensions, auxquels s’ajoutent le nom de l’artiste correspondant et sa réponse à l’oeuvre de Beaufils, avec son numéro clairement noté à la main (touche de l’artiste, pas la mienne) après que l’oeuvre a été installée à sa place. Quand j’ai invité les artistes à réagir aux oeuvres de Beaufils, je leur ai suggéré — ce n’était qu’une suggestion — que leur réponse pourrait prendre diverses formes, texte, image, diagramme ou rapport technique, dessin, modèle descriptif, portée ou script, photographie(s). C’était très ouvert dans le strict cadre des termes du contrat. Il y avait toutefois une connexion dans la constellation d’invitations : toutes des femmes, certes, mais celles dont je sentais qu’elles avaient une relation avec l’atmosphère et le lieu, avec la dimension historique ou géographique, avec la matière et l’immatériel, avec les corps et la présence. La réponse a en effet été très diverse, chacune ayant travaillé à partir de son propre modèle.

Je pense souvent aux statuettes collectionnées par Freud, ses « dieux vieux et sales », comme il les décrit dans une lettre à Wilhelm Fliess en 1889. À la fin de sa journée de travail, ce devait être un plaisir de croiser leur regard. La poétesse HD raconte comment elles étaient disposées avec une élégante précision en forme d’un grand arc sur son bureau. Elle parle du « contenu vivant » du cabinet de consultation de Freud à Vienne en 1933, « en y trouvant leurs répliques ou leurs fantômes ». Avec Armel Beaufils, le Regard des femmes, j’imagine des rencontres permettant plusieurs lectures et plusieurs points de départ entre artiste et artiste, entre objet et sujet, entre spectateur et artiste(s), entre spectateurs. C’est, disons, un corpus d’oeuvres et une oeuvre du corps.