Rika
Tanaka

NEW . 02.12.2025

Tout l'univers

Texte de Eva Prouteau, 2019
Écrit dans le cadre de l'exposition de Rika Tanaka au centre d'art de Pontmain

Discrète et aux aguets, douée pour enregistrer les stimulations du monde extérieur avec une intensité accrue, Rika Tanaka passe son temps à s’emparer d’objets immensément banals, et à faire surgir leur singularité. Qu’elle entreprenne le moulage d’une fraise malformée ou décide de consteller des feuilles de kaki de points à la feuille d’or, l’artiste expérimente dans un but d’élucidation permanente du monde qui l’entoure : regarder longtemps les formes et les matières qu’elle manipule, les analyser, comprendre pourquoi elles l’interpellent. L’œuvre dans son ensemble pourrait alors se lire comme un immense moodboard, une sorte de journal de bord où les surfaces stratifient les souvenirs et métamorphosent les éclats bruts du réel.

MATIÈRES À RÉFLEXION
Pour la première fois, Rika Tanaka expose sa Collection, un répertoire d’objets présenté sur huit étagères, espace de recherche en mouvement, microcosme qui relate les expérimentations de l’artiste, sorte de maison-cerveau où s’ancrerait l’origine de l’œuvre. En captant l’étrange ordinaire qui l’entoure au quotidien, Rika Tanaka perpétue une longue histoire, qui s’apparenterait à la trajectoire d’une oscillation du connu vers l’inconnu, et inversement. À l’image des cabinets de curiosités regroupant des spécimens étonnants et remarquables, regroupés par des amateurs ne se préoccupant pas prioritairement de rigueur scientifique, son œuvre témoigne d’une vertu d’enchantement du regard, qui se pose sur les formes exposées comme s’il les voyait pour la première fois.

LE TEMPS DE LA TRANSFORMATION
La liste des objets mis en scène par l’artiste sur cette série d’étagères est éclectique et longue : épluchures de melon séchées, petites pièces de monnaie soudées puis plongées dans l’eau pour que des cristaux de sel s’y arriment, coquillage, tillandsia ou fille de l’air, une plante quasi autonome, petits vases jumeaux, patate douce ou pomme de terre mise à germer depuis deux ans, moulage d’une main légèrement repliée, pour porter une rose des sables, lichen récupéré dans une forêt (mort ou encore vivant ?), moulage d’une mangue préparée au couteau et retournée pour être dégustée, petit dessin de lignes géométriques, plumes trempées dans la paraffine, moustaches de son chat Alceste, une matière si dure qui traverse un être si doux… Ici, chaque objet joue le rôle d’un raviveur de mémoire, d’une capsule de souvenirs, comme s’il avait le pouvoir presque magique d’éclairer une zone sensible enfouie en nous, comme s’il savait intensifier des foyers d’histoires et des réminiscences diffuses. On ne sait pas vraiment quelle forme de vie existe dans ces éléments, mais ils portent souvent en eux le temps de la transformation, le passage de la vie à la mort.

TRAVELLING
Ce que Rika Tanaka donne à voir avec cette installation Collection, ce sont des arrangements structuraux précis, qui travaillent le dialogue entre ces formes, et disent le statut de l’artiste « bricoleur et savant » (Claude Lévi-Strauss), collecteur et orchestrateur de polarités conductrices. Ce display, dans un travelling captivant qui alterne ready-made naturel, sculpture par assemblage et modelage, permet d’amorcer des narrations singulières, de mesurer à quel point les objets peuvent acquérir une puissance d’évocation inédite, aussi irrationnelle qu’inattendue, lorsqu’ils sont investis de nouvelles logiques poétiques. La mobilité du regard traduit l’essence même de cette installation : la Collection de Rika Tanaka n’est jamais figée, dans les formes vivantes qu’elle met en scène comme dans sa conceptualisation. Elle pose la question du goût, de l’œuvre finie ou pas, assumée ou pas, et en corollaire, elle traduit la mise en forme de l’atelier, l’exposition devenant une extension plus qu’une expression séparée de l’atelier de l’artiste.

LES MIROIRS
L’œuvre de Rika Tanaka semble inséparable de la question du reflet et du miroir modifié ou empêché, celui qui déroute le regard par l’intermédiaire de surfaces projectives adoucies. L’installation Blind témoigne de la richesse de ce médium, à la fois image et sujet, support et surface : son titre anglophone joue sur le double-sens du mot, à la fois aveugle et store, façon jalousie ou persienne. De fines bandes de scotch papier jaune clair sont très précisément posées verticalement sur un long panorama de miroir, et comme souvent chez l’artiste, la simplicité du procédé donne des résultats spectaculaires. Ici, la vision de l’espace alentour se révèle et se dérobe, et le spectateur voit son reflet disparaître au profit d’un monochrome jaune. Œuvre cache-cache, Blind serait à lire comme une métaphore de la complexité du réel, matière à mirage toujours fluctuante.

Au centre d’art de Pontmain, l’artiste présente également son Miroir voilé (carré) , au double encadrement de bois entièrement décapé, un rond enchâssé dans un carré. C’est un miroir désamorcé, qui semble exhiber sa ternissure. Comme gratté par la main de quelqu’un qui se tiendrait derrière la surface, un fantôme ou une présence, il suggère une ouverture sur une autre dimension, où il garderait prisonnières les cascades de reflets trop brillants. Comme nombre d’objets passés par les mains de Rika Tanaka, il bénéficie d’un double registre de présence : il est revitalisé par son étonnante matité, mais aussi remisé dans un monde parallèle, lénifié, spectralisé. À l’écart des vivants, et en même temps plus proche d’eux.

TRAVERSÉE DES APPARENCES
Nettoyer, essuyer, abraser, dérocher, décaper, brosser, fourbir, gratter, racler, limer, raboter, planer, lisser, polir : les gestes de Rika Tanaka s’apparentent volontiers à une attaque patiente de l’enveloppe extérieure, une persévérante traversée des apparences. Carapaces de crabes percées jusqu’à devenir dentelles aux couleurs changeantes (Creux tassés) posées sur un guéridon précieux, des boutons et des coquillages usés, disposés sur une vieille planche de bois ouvragée par l’artiste (Mermère)… Les objets sont déshabillés, comme pour révéler une seconde nature enfouie. Que raconte cette mise à nue ? L’intervention sculpturale mime l’érosion naturelle du temps, version accélérée. Pourtant, ce n’est nullement le vieillissement qui les guette, plutôt l’inverse : une sorte de renaissance, proche de la mue.

Avec Tiger’s eye, l’artiste reprend le même modus operandi sur des piètements de sellette ou de tabouret en bois tourné, qu’elle débarrasse de leur couche de vernis. Le bois brut révèle alors un étonnant motif tigré, qui rappelle la variété de quartz à laquelle se réfère le titre de l‘installation, l’œil-de-tigre. Énigmatique, une fine feuille de marbre, presque translucide, est insérée dans une des encoches destinées à recevoir le plateau ou l’assise du meuble originel. Ce détail souligne que les objets de l’artiste ont presque tous une chose en commun : n’être nullement vierges. Ils sont plutôt de seconde main, avec une prédisposition sculpturale certaine, une qualité de possible. Ici, Rika Tanaka se glisse dans les interstices pour procéder à son assemblage, équilibre et contraste de matières affinées.

SUGGESTION DE PRÉSENTATION
Dans sa pratique, l’artiste est attentive aux dispositifs de monstration, dans leur dimension d’agencement technique autant que dans leur portée esthétique, quand ces moyens de présenter l’œuvre deviennent pleinement œuvres eux-mêmes. L’installation Ananas Sur Colonne incarne cette problématique, tant les colonnes qui supportent les fruits semblent jouer les caméléons : par analogie, elles sont parées des mêmes motifs géométriques que les ananas évidés et séchés qui les couronnent, des mêmes couleurs, des mêmes textures. L’éventail de matériaux requis est significatif : accessibles et bruts, ils sont pourtant travaillés comme des matières nobles, avec la plus grande précision artisanale. Le regard détaille des fils de lin crêpés qui rappellent la fibre des cocotiers, de l’OSB poncé orné de rondelles d’ananas moulées en cire d’abeille, du bois dont la surface est rendue légèrement minérale par un enduit de bouchage, des losanges minutieusement gravés à la scie circulaire, et rehaussés de petites vis de plombier pour apporter des points de brillance…La diversité des stratégies ornementales surprend, et s’y retrouve l’imaginaire métamorphique de l’artiste : comment un matériau peut-il en suggérer un autre ? Comment travailler un matériau comme s’il en était un autre ?

HERBIERS
L’ananas a beaucoup intéressé les artistes parce qu’il mime une tête réduite : Rika Tanaka privilégie davantage son rapport avec la grille géométrique, et la précision mathématique qui régit cette forme naturelle. La question de l’organisation du monde organique resurgit dans la série Herbiers, où l’artiste renoue avec la technique japonaise du papier ciré utilisée pour emballer et conserver les aliments. Entre deux feuilles de papier de soie, elle glisse des chutes de dessins, des collections de vieux papiers millimétrés, des morceaux de bois, de scotch, des fragments de plantes et de plumes. Le tout est parsemée de poudre de cire, que l’artiste fond au fer à repasser : une façon de figer les éléments à l’intérieur, et de rendre transparentes toutes ces matières fragiles.
Un autre type de langage s’élabore dans ces compositions, l’anamnèse d’un cheminement, un processus mémoriel long ponctué d’objets qui continuent d’interroger l’artiste. Entre perturbations matiéristes et analogies de formes, le regard circule en douceur : le jeu est dynamique, même si le procédé de figement à la cire évoque fatalement la fonction de relique omniprésente dans cette série, déjà sensible dans les ananas momifiés.


UN DOCUMENT SUR LE TEMPS
Au-delà de la quête d’une trace ou d’un trophée figé, l’artiste cherche davantage à traquer les flux, à enregistrer une temporalité, à capter au plus juste des façons d’inscrire l’écoulement du temps vécu. C’est le frémissement presque aquatique que l’on perçoit dans l’œuvre Yuri, un long ruban de papier cristal patiemment recouvert de petits traits horizontaux, tracés ligne après ligne avec de l’encre extrêmement diluée. Sur ce support fragile et réactif, chaque goutte d’eau provoque une ondulation ou une petite flaque, et des trames se créent spontanément par capillarité dans le papier, comme si Rika Tanaka avait tissé de l’encre à nuances bleues et vertes qui s’intensifient ou se font diaphanes. Cette lente trame pourrait se lire comme l’équivalent dessiné du processus de la pensée, ce que les Anglais nomment en littérature le stream of consciousness. Un processus proche est à l’origine des Mundis, petits mondes autonomes nés d’épluchures de fruits et légumes (courgette, melon, choux, gingembre…) mises à plat, photographiées, passées en noir et blanc puis minutieusement coloriés à l’encre, comme pour leur insuffler une nouvelle existence. On retrouve ici l’idée omniprésente de la nature propre à la vie, à son écoulement prévisible et imprévisible, et aux vertus captivantes de son rythme cyclique. De manière générale, Rika Tanaka rend hommage à la matérialité mouvante du monde : riposte douce à l’assignation permanente des identités, son œuvre souligne au contraire la richesse des métamorphoses.

Éva Prouteau