La “punkturalité” de Pierre Galopin
De l’art de cuisiner
Pierre Galopin acquiert en 2021 une cuisine équipée grâce à une série d’objets picturaux, en forme de savarin vendue sur le site d’une cagnotte en ligne. Par cette action tir-au-flanc pour certains et œuf de Colomb pour d’autres, l’artiste met les pieds dans le plat en descendant de son piédestal la création artistique. Elle devient le prétexte pour acquérir un espace fonctionnel symbole de réussite sociale par le biais de la souscription, principe solidaire généralement dédié aux financements de projets artistiques, culturels ou sociaux. Ce geste inconvenant (s’il en est !) renvoie l’artiste au métier de démarcheur et l’art à un objet de deal. Il questionne la place du créateur dans un monde où l’acte artistique ne serait plus sacerdotal, revendicatif et politique mais essentiellement opportuniste, convenu et individualiste. Le chacun pour soi créatif délaisserait sa substantifique moelle au profit du confort matériel. Mais est-ce un geste engagé de la part de l’artiste ? Ou a-t-il par cynisme inventé ce subterfuge artistique pour faire bouillir la marmite et accéder au rêve de nombreux foyers français ? Car n’aurait-il pas lui aussi le droit de posséder les dernières tendances cuisinistes pour apparaître aux yeux du monde comme la crème des hommes qui a réussi dans la vie, au risque de paraître comme l’aigrefin du microcosme artistique breton ?
Avant de répondre à ces nombreuses questions, essayons de mettre sur table le portrait de cet artiste aux recettes parfois controversées.
De l’art comme ameublement
L’univers artistique de Pierre Galopin est élégant et pince-sans-rire. Il revisite avec une indiscipline joyeuse et légère les codes propres à l’institutionnalisation théâtrale de l’œuvre qui tend à réduire la peinture au décoratif et l’art à l’ameublement. Ses créations se baladent insolemment sur les murs de son atelier ou de centres d’art, font les belles devant les yeux de spécialistes, posent avec des chats, ou inversement, et se pavanent parmi des mobiliers de style ou des intérieurs bourgeois. L’artiste redéfinit l’objet pictural hautement consigné dans l’histoire de l’art comme une tradition sacerdotale. Il remet en question le caractère divin de l’acte de création en remplaçant le plus souvent la dextérité manuelle démiurge par l’hasardeuse rencontre de matières qui s’opposent ou la précarité expérimentale d’outils bricolés. Il bouscule son processus par l’absence assumée d’un savoir-faire pictural traditionnel et l’utilisation ostentatoire de l’aléatoire. Enfin, il se joue de l’abstraction lyrique ou géométrique en la singeant avec apathie mais avec la volupté d’un inventeur dévergondé et rieur. Autant les tableaux à niveaux à bulle incrustés de l’artiste Yann Lestrat symbolisent l’horizontalité vaine de notre monde névrosé, autant les toiles de Pierre Galopin questionnent l’inhérente verticalité du pouvoir désinhibé au sein duquel l’oeuvre d’art est et en est le décorum. Ainsi, son travail artistique explore les modes de présentation et de réception sociale et culturelle de la création plastique. Il pose un œil critique sur ce qui tend à la réduire au faire-valoir d’espaces d’exposition présomptueux et/ou didactiques pour finalement la convertir en accessoire de mises en scène confidentielles, figées et omniscientes.
De l’art lisse
Pour aller à l’encontre de cette altération vue précédemment, Pierre Galopin répond à cet archétype muséal par la mise en œuvre de deux concepts différents et contradictoires. Le premier est de considérer que l’objet peinture ne peut être intrinsèquement séparé du lieu où il a été créé tel un produit de consommation qui quitte la chaîne de fabrication pour rejoindre les rayons d’un magasin. Il s’agit d’échapper symboliquement au déplacement de l’œuvre du lieu de création au lieu de monstration pour qu’elle puisse associer son histoire d’atelier à celle en devenir de l’espace d’exposition. Ainsi, ce “non transfert” permet à l’œuvre d’assimiler les spécificités de ces deux espaces pour ainsi s’inscrire pleinement comme objet de création en perpétuel mouvement et non comme produit de consommation figé dont le sens premier est suspendu. La première mise en œuvre de cette réflexion a eu lieu en 2015 au Superflux, voir l’art se faire, anciennement Le Village, site d’expérimentation artistique.
L’artiste a déplacé toutes les peintures de son atelier à la galerie et les a disposées contre les murs par type de format. A travers cette installation intitulée Peintures, peinture, les visiteurs appréhendent simultanément l’œuvre en atelier et l’œuvre en galerie. Ainsi le statut du lieu en devient ambivalent et la scénographie singulière apporte aux peintures un caractère ambulant et amovible. Grâce à ce dispositif, l’œuvre est vivante et évolutive. Elle n’est plus l’image figée d’un acte créatif sur une cimaise livrée au seul jugement esthétique et didactique. Elle fait partie d’une installation picturale qui induit et révèle deux espaces chers à Gilles Deleuze : « Espace de proximité, d’affects intenses, non polarisé et ouvert, non mesurable, anorganique et peuplé d’événements ou d’héccéités, l’espace lisse s’oppose à l’espace strié, c’est-à-dire métrique, extensif et hiérarchisé. Au premier sont associés le nomadisme, le devenir et l’art haptique, au second, le sédentarisme, la métaphysique de la subjectivité et l’art optique. »1
Le visiteur peut ainsi déambuler et se fondre dans l’installation et peut envisager sa modification à l’infini par le déplacement des œuvres et sa relation étroite avec elles, ou au contraire l’appréhender dans sa plus pure acception muséale, c’est-à-dire figée, omnisciente et visuelle.
Cette première expérience scénographique qui préfigure le projet Salonfäheg l’amène à pousser plus loin sa réflexion sur la présentation et la réception de l’œuvre. Il va jusqu’à parodier cette instrumentalisation de l’objet d’art en la poussant à son paroxysme.
De l’art de l’achalandage
A l’instar des supermarchés ou autres magasins, Pierre Galopin a ses propres catalogues d’artefacts. Ce lien au commerce et à ces outils de communication fait sens si l’on considère que les peintures et les dessins de l’artiste évoquent des fragments de nos quotidiens et renferment un ensemble de formes et de matières qui renvoie à nos mémoires visuelles et gustatives. Au contraire d’Ellsworth Kelly qui s’inspirait de détails d’architectures ou d’objets banals de son environnement pour les transférer tels quels sur toiles, Pierre Galopin dévoile un quotidien sans préméditation. C’est le hasard qui révèle cette réalité du banal. Alors que le déplacement opéré par l’artiste américain annihile l’objet de départ, les compositions abstraites de Pierre Galopin qui surgissent de mélanges chimiques ou d’outils mécaniques apparaissent comme des détails familiers de nos vies de tous les jours. Des effets de matière proches des textures de crêpe, de crème brûlée, de peau de léopard, de tapisseries et de murs surannés sont cristallisés sur des toiles de petits et grands formats. Des semblants de détails de figures techniques, des éléments architecturaux ou des écritures abstraites sont fixés sur papier.
Contrairement à l’exposition proposée à Bazouges-la-Pérouse, celle au Volume à Vern-sur-Seiche organisée en 2019 en collaboration avec l’artothèque de Vitré, invitait les visiteurs à sélectionner une œuvre de leur choix parmi celles déposées. Tel un magasin de décoration2
, l’installation proposait un ensemble de motifs, de formats et de couleurs différents que les amateurs d’art pouvaient choisir en fonction de leurs goûts personnels et des spécificités de leurs intérieurs. Pendant un temps imparti, les peintures convoitées ont été exposées sur un des murs de leurs habitats et ont été photographiées par Laurent Grivet. Les photographies ont été rassemblées dans un ouvrage intitulé Salonfäheg3
.
L’édition fait écho aux magazines de décoration type IDEAT ou Marie-Claire Maison. Tel un professionnel de la décoration d’intérieur ou un spécialiste de l’accessoire de salon, Pierre Galopin a proposé à un photographe professionnel de figer ces scénographies domestiques pour en faire un “catalogue tendance”. L’ouvrage présente les œuvres de l’artiste comme des objets décoratifs parmi d’autres et les images mettent au même niveau hiérarchique l’ensemble des éléments qui les composent. En dehors de la question sociologique, Salonfäheg illustre un point de vue tranché sur l’œuvre d’art en la présentant comme un produit de consommation au même titre qu’une tapisserie, un vase, un meuble ou un luminaire. Le lecteur peut à son tour s’inspirer de l’un des environnements proposés et commander à l’artiste une peinture adéquate. Pierre Galopin pousse cette idée à son paroxysme en 2022 à l’artothèque de Vitré en présentant une série de peintures de grands formats comme on présente des échantillons de carrelage dans un magasin de bricolage. Ce principe lié à l’achalandage rappelle également le projet Franchir le Rubicon qu’il a présenté en 2017 à l’Aparté, lieu d’art contemporain. Une des œuvres de l’exposition reprend le principe des livres d’échantillons de papier peint, de tissu ou de revêtements de sol. Les dessins sont présentés sur une table et reliés grâce à un dispositif qui permet de les dissocier. Le visiteur peut ainsi feuilleter le catalogue et acquérir un des motifs abstraits pour réveiller son intérieur rustique.
De l’art de cuisiner : un an plus tard
Un an après l’achat de la cuisine, les pâtisseries font leur réapparition à Lendroit éditions. Cette fois-ci pas de deal mais une exposition classique intitulée Nutri-score. Les savarins sont exposés les uns à côté des autres sur un mur de la galerie. L’exposition est accompagnée d’une carte postale qui présente avec ironie la démarche de l’artiste.
En intitulant son exposition Nutri-score, Pierre Galopin met en parallèle la société de consommation et le monde de l’art. Cette notation louange les bons et culpabilise les mauvais consommateurs. A travers ce code couleur, les entreprises agroalimentaires assument pleinement de produire de la bonne et de la mauvaise alimentation. En appliquant ce principe de notation à ses bas-reliefs, Pierre Galopin pose un regard sur sa production artistique : est-elle digeste ou indigeste ? Authentique ou imposteur ? De bon ton ou cynique ? Pour les bons ou les mauvais collectionneurs ? En découvrant un de ces gâteaux accroché au mur du salon, le fils d’une amie déclare : “Maman j’aime pas, on dirait un trou des fesses !” A l’instar des merdes en boite de Piero Manzoni et des trous sur toile de Luciano Fontana, les savarins en plâtre de Pierre Galopin cachent derrière leurs carapaces appétissantes une noirceur ombilic. Le poids et la taille de ses pâtisseries infantilisantes méritent bien la valeur nutritionnelle E. L’indigestion est palpable et le cholestérol plâtreux : « Je suis pour un art qui se mêle de la merde quotidienne et qui en sort quand même vainqueur. Je suis pour un art qui imite l’humain, qui est comique, si nécessaire, ou violent, ou tout ce qui est nécessaire ».4
David Chevrier, décembre 2022, à l’invitation de Documents d’artistes Bretagne
- Espace lisse / Espace strié (haptique et optique). Vocabulaire de Deleuze réalisé par Raphaël Bessis. http://vadeker.net/humanite/philosophie/vocabulaire_deleuze.pdf ↩
- En 2021, dans le cadre d’une invitation par l’association Faire de rien, Pierre Galopin ouvre sa propre galerie d’art à Avranches. Outre le fait de signifier que le fantasme de la plupart des plasticiens est d’intégrer une galerie d’art privée, cette performance avait pour objectif de se mettre dans la peau d’un commerçant et de gouter aux joies de l’entrepreneuriat, de l’ouverture du lieu à sa fermeture (dépôt de bilan). L’espace présentait les oeuvres de l’artiste à la vente dans une atmosphère proche des magasins de déco. ↩
- Pierre Galopin, Salonfäheg, 112 pages. 2021. Éditions Filigranes. Co-production Artothèque de Vitré, FRAC Bretagne, les Ailes de Caïus. ↩
- Claes Oldenburg, https://www.centrepompidou.fr/fr/magazine/article/claes-oldenburg-le-sculpteur-qui-fait-pop ↩