L'architecture de la teuf
Lors de notre premier entretien avec Julie, nous sommes en mars 2021 et essuyons un troisième confinement. Nos recherches respectives sur la fête, ses codes et ses représentations, nous amènent rapidement à partager l’idée de la fête comme espace politique et lieu d’émancipation, qualifiée par Julie de « pratique illégaliste », face à sa criminalisation en cette période de crise sanitaire. Selon le point de vue, faire la fête est devenu un acte criminel ou militant.
Julie est photographe et originaire de Douarnenez. Le regard de l’artiste se nourrit de l’histoire forte de cette ville portuaire — la première municipalité française à élire un maire communiste (1921) et le symbole de la lutte féministe prolétaire avec la première grève de femmes ouvrières (1924) — et d’une puissante culture musicale punk. Cette cité singulière, où les HLM ont vue sur mer, participe à la fabrique d’un idéal politique et social, marqué et fondateur pour Julie.
Diplômée de l’École Nationale Supérieure de la Photographie à Arles (2012), Julie Hascoët revient en Bretagne et s’intéresse à l’univers visuel des free party. À cette époque, les seules images qu’elle trouve datent des années 90 via les travaux de Wilfrid Estève (3672 Free Party), de Vinca Pertersen (No System Product), de Tom Hunter (Travellers), ou de Molly Macindoe (Out of Order: The Underground Rave Scene). Les free party n’ont pourtant jamais cessé d’exister. Leur invisibilité à partir des années 2000 fait écho à l’amendement Mariani1 dit « anti rave » et décide Julie à les documenter et à produire de nouvelles archives.
Son entrée en matière dans la teuf commence en 2013. Elle retrouve l’aspect libertaire du punk, les bourdonnements saturés de la noise, et cette même passion du son pour sa matérialité. Son objectif se fixe sur les formes, les couleurs et les matières : bâche, tente, kaki. Puis, son attention se porte sur les modes opératoires appliqués aux paysages symptomatiques de cette partie du littoral transformés momentanément en lieux de rassemblements. La rencontre de ces deux phénomènes fait jaillir les mécanismes mis en place pour occuper un territoire et lutter : se placer en marge (d’un territoire ou d’un état), développer des formes architecturales (brutalistes ou éphémères), construire des murs (de son ou de béton), explorer les frontières (des corps et des espaces), faire face et se positionner contre (aux décibels ou à la société), composer et organiser des agglomérations (de campements ou d’îlots autonomes), diffuser et circuler en toute discrétion.
« Architecture de la fête » est une enquête anthropologique visuelle. Cette série retranscrit une pratique de la fête héritière des utopies pirates et s’inscrit dans le corpus d’images « Murs de l’Atlantique » (2013-2018), une installation photographique où blockhaus et kW se réunissent pour créer un imaginaire commun. Une liberté, synonyme d’illégalité et de précarité, prise et dédiée à l’élaboration de systèmes rappelant les principes et le fonctionnement des TAZ énoncés par Hakim Bey, repris et adaptés dans les ZAD.
Les réflexions menées par la photographe autour d’initiatives créatrices, échappant au regard et au contrôle, à l’emprise étatique ou institutionnelle, favorables à l’élaboration d’outils émancipateurs, sont omniprésentes dans ses productions. Son travail photographique reflète l’ouverture et la perméabilité de ses recherches. Que ce soit l’introduction d’une part d’extérieur dans la cellule de détenus, l’exploration d’habitations troglodytes, l’étude de réseaux souterrains, ou la création d’une plateforme de fanzines auto-édités « Zines of the Zone », la mise en mouvement des idées et des formes par leur itinérance est une caractéristique fondamentale de son processus de pensée et des projets qu’elle mène.
Aurélie Faure, commissaire d’exposition indépendante et auteure.
Une invitation d’Hervé Coutin pour le magazine Bad To The Bone #16, en 2021
- voté en 2001, durci en 2006, et renforcé récemment par le Sénat contre l’avis du gouvernement. ↩