Jean-Benoît
Lallemant

06.12.2016

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Que peut (encore) la peinture ?

(introduction à l’œuvre de Jean-Benoit Lallemant)

En à peine plus de cinq ans, Jean-Benoit Lallemant a posé les bases d’une œuvre à l’ambition évidente, qu’on pourrait, au moins pour une bonne part, résumer ainsi. À l’heure d’Internet, du temps réel et des nouvelles technologies de la communication, quid de la représentation ? Plus particulièrement, que peut encore la peinture dans ce contexte, et plus encore la peinture d’histoire ? Soit donc un sujet (l’histoire), un medium (la peinture dans ses constituants les plus fondamentaux : la toile, le châssis, la couleur), un projet et une stratégie (rendre compte d’un certain état du monde en croisant les possibilités de la peinture et celles du web).
C’est par la description critique de quelques-unes de ses œuvres que l’on pourra montrer sinon démontrer les moyens et les résultats de cette ambition.
En 2012, Jean-Benoit Lallemant se rend sur le site officiel de la Corée du Nord et y prélève quelques peintures à l’huile, dont le régime décore ses locaux à des fins de propagande ; puis l’artiste les réduit en surfaces monochromes de 10 cm par 10 correspondant aux 224 pixels qui composent l’icône informatique indiquant qu’un document est endommagé et ne peut s’afficher sur le web. L’œuvre a pris pour titre l’adresse dudit site, http://naenara.kp (…) Et si, à l’image de la novlangue du George Orwell de 1984, le totalitarisme s’évaluait également à l’aune de la réduction chromatique ? Quoi qu’il puisse en être, Lallemant signait là sinon sa première peinture d’histoire, du moins celle dont l’histoire servait de fondement à une représentation d’un nouveau type.
La réinterrogation de ce genre pictural dont on annonça un peu vite la mort à l’heure d’Internet, Jean-Benoit Lallemant va l’approfondir en 2013 dans une série de tableaux appelée Trackpad et où l’on voit que le titre lui-même informe du positionnement de l’artiste et des outils technologiques qu’il convoque à cet effet. Chaque pièce, de différente taille, consiste en une toile de lin brut tendue sur châssis, derrière laquelle un mécanisme informatique reporte les points d’impact de guerres télécommandées, au Wasiristan ou au Yémen par exemple. Ainsi le monochrome/achrome s’anime-t-il en différents points qui poussent sous la toile sans y laisser de marque. On voit et on entend. Ainsi la peinture, réduite à ses stricts constituants, témoigne-t-elle avec précision des fracas du monde en des équivalents de représentation qui, renonçant à l’illustration figurative, n’en rendent pas moins compte de la manière cynique et dite « chirurgicale » dont les grandes puissances, les États-Unis en particulier, mènent leurs opérations militaires. Peinture d’histoire en effet.
C’est à l’identique souci de représenter par les moyens du tableau (plus encore que de la peinture, sans doute) que répond Birth of a Nation (2014), dont voici ce qu’en écrit l’artiste : Birth of a Nation est la reproduction de l’organigramme d’Al-Quaida au Maghreb Islamique (AQMI) publié par l’agence de renseignements privée Intelcenter.
En faisant l’économie de l’image, cette « peinture » d’histoire est symptomatique des nouvelles stratégies militaires qui font suite aux attentats du 11 septembre 2001, où l’ennemi n’est plus localisable sur un territoire mais est d’abord identifiable via un réseau.
Le constant développement des technologies de communication permet aux individus partageant des intérêts communs de s’organiser par-delà les frontières terrestres pour former des états embryonnaires ou « proto-nations » remettant en cause le modèle traditionnel, géographique et physique de l’État/nation.[1]
Tout est dit ou presque. Un mot cependant concernant non pas le sujet lui-même mais son mode de représentation. Le réseau est ici matérialisé par des tableaux en toile brute reliés entre eux par un fil prélevé dans la trame même des toiles[2]. On voit à quel point les catégories anciennes telles que peinture abstraite ou peinture figurative se révèlent ici obsolètes (si tant est qu’elles aient jamais été pertinentes…). Mais l’impératif de représentation, lui, tient toujours, dans un concentré où, pour reprendre la formule de Mc Luhan, « le message c’est le médium ». Car c’est bien dans une brillante saisie dialectique de la peinture d’histoire et des procédures déconstructivistes telles que l’ont menées le minimalisme puis, pour s’en tenir au contexte français, des groupes comme Support-Surface ou BMPT, que Jean-Benoit Lallemant parvient à cette synthèse très convaincante où les nouvelles technologies finissent par résoudre la contradiction des catégories de l’histoire de l’art auxquelles l’artiste se réfère.

Toutefois le travail de Jean-Benoit Lallemant comprend d’autres développements que ceux que nous venons d’évoquer et qui touchent non seulement à la question des constituants matériologiques de la peinture et du tableau, mais plus largement aux écrans (comme obstacle au regard) et à la visibilité, en des temps où tout se montre mais où rien, au final, ne se voit. C’est l’un des enjeux d’une pièce comme Fundamentalism (2014), socle brut en paille de lin d’où on tire la toile à peindre : moisson humaine, mutisme, cécité et entêtement métaphorique, quasi une allégorie.
Il s’agit à peine pour l’artiste de trouver des équivalents tant les techniques qu’il convoque au service de la représentation, qui est le cœur véritable de son travail, collent basiquement à leur sujet, dans une évidence telle que la dialectique du fond et de la forme autant que celle du sujet et du matériau volent en éclat. On citera à ce propos Dataviz (qui matérialise au mur, à des fins d’optimisation de l’espace d’exposition, l’historique des accrochages sous forme de petits tableaux/pyramides, reprises des aspérités anti affichage dans l’espace public) ou encore Directory [3].
Toutes les œuvres de Jean-Benoit Lallemant, sans exception, affrontent cette question de la représentation, dans ses enjeux non seulement artistiques mais économiques tout autant, et plus largement dans ses implications spéculatives et épistémologiques. Ses premières peintures, huiles sur toile, représentaient des écrans cathodiques en train de s’éteindre. Conscient d’un terrain déjà fort occupé (Jugnet/Clairet par exemple), il s’est vite repositionné sur des procédures plus personnelles où l’encyclopédisme[4] et la confrontation des modes d’expression[5] ont occupé l’essentiel de ses recherches. Et s’il fallait conclure, provisoirement, sur un trait caractéristique de cette œuvre, j’évoquerais la stratégie du ralentissement. Car c’est bien la tension entre des problématiques liées à l’accélération du temps jusqu’à son absorption et son annulation dans le temps dit réel produit par les nouvelles technologies d’une part, et cette manière artisanale, le fait main, qui caractérise largement sa méthode d’autre part, que résident sa singularité et plus encore son efficacité. C’est en agissant en tant que ralentisseur que l’artiste peut encore donner à voir, quand bien même l’objet de ce regard se trouve être sinon l’invisible du moins le non vu. Car c’est en matérialisant la cécité par de rigoureux objets de représentation que se pose la première étape de la reconquête du visible.

Jean-Marc Huitorel, critique d’art, commissaire d’exposition et enseignant, collaborateur de la revue Artpress, Octobre 2014


[1] Commentaire rédigé par l’artiste et que l’on trouve sur son site personnel ainsi que sur celui de Documents d’artistes en Bretagne (ddab).

[2] Selon la même méthode et la même technique, il conçoit Network (2013) où, s’inspirant d’un ouvrage de l’excellent artiste anglais Stephen Willats, Lallemant propose de visualiser par la peinture des réseaux de rapports sociaux.

[3] Nous reprenons ici la notice que l’artiste a rédigée à propos de cette œuvre de 2013, réalisée avec l’aide du software designer Kevin Lafaye, pour les sites mentionnés plus haut.Directory présente sur un rouleau de 150 mètres de papier les 1 777 216 combinaisons possibles d’une image de 4 x 6 pixels avec pour seule couleur le noir et le blanc. Présenté sous la forme antique d’un volumen, ce livre, produit à partir d’un algorithme, débute par un monochrome blanc puis balaie toutes les matrices d’images en combinant pixel par pixel la totalité des compositions pour se terminer par le noir absolu. En épuisant ainsi le visible, cette œuvre pose la question de la production iconique à l’heure où sa dévaluation n’a jamais été aussi forte. Par la prédiction de toutes les images possibles, cet ouvrage théâtralise l’étendue du champ visuel. Directory prophétise la mort des images et met en scène le caractère messianique des algorithmes.

[4] Si la visée, non dénuée d’ironie, d’encyclopédisme draine l’œuvre de Jean-Benoit Lallemant, la pièce Encyclopedia, réalisée sous forme d’édition (Incertain Sens, 2010. Coproduction Centre Culturel Colombier, Rennes), en constitue un exemple probant.

[5] Citons à ce propos la pièce performative Le Silence, créée pour le festival Hors Pistes au Centre Georges Pompidou en 2013, où chaque lettre et chaque combinaison de lettre d’un extrait du dialogue du film de Bergman sont traduites en recherche Google débouchant sur les sites dont la coïncidence avec l’univers du Suédois est parfois troublante.Mentionnons également Resistance is futile (2014), une œuvre un peu folle consistant à transposer dans la vallée du Lot (dans le cadre d’une résidence aux Maisons Daura à Saint Cirq Lapopie), à l’aide de ballons aériens arrimés au sol par des filins, les gratte-ciel de Dubaï sous l’angle de leur élévation réelle.


De main de maître, il réalisait de grandes peintures à l’huile représentant avec exactitude des spectacles ordinaires, tels que le déclanchement d’un écran de veille sur un ordinateur ou le faisceau lumineux au moment exact de l’extinction d’un téléviseur cathodique (Extinctions et Screensavers, 2009). L’hyperréalisme ne pourrait-il, à l’heure de la dématérialisation généralisée du réel et son absorption accomplie par les interfaces où tout se décide et se crée, ne générer qu’une abstraction suspecte ? Avec les moyens traditionnels de l’art, Jean-Benoît Lallemant s’attèle à la représentation du monde anéanti par ses simulacres même : ne restent que des images numériques, qui subissent un nouvel encodage dans l’œuvre, dont le mutisme – bien que tenant à un espiègle maniement de l’absurde – révèle crument la vacuité des signes et la disparition du visible.
Le jeu – très sérieux et toujours hautement sophistiqué – consiste souvent à transposer une donnée dans un médium inadéquat, privilégiant l’anachronisme ou le contre-emploi. Trackpad, US drone strike, Wasiristan 2010, Trackpad, US drone strike, Wasiristan 2011, Trackpad, US drone strike, Wasiristan 2012(2013), réalisés avec Thomas Richert, ingénieur mécatronicien, sont des toiles de lin brut tendues sur châssis, derrière lesquelles de savants mécanismes reportent les points d’impacts d’une guerre télécommandée : la déformation ciblée de la toile figure les frappes aériennes des drones américains au Wasiristan. A l’aune de la guerre chirurgicale, la peinture d’histoire révise sa technique et son mode d’apparition : le pinceau s’y abstient, aucune image ne demeure à sa surface tandis que derrière elle se produit un évènement fugace et monstrueux – qui dénature la bidimensionnalité du tableau – et ne laisse aucune trace.
Le volumen en libre consultation est un projet éditorial appelé Directory, mené avec le concepteur de logiciel Kevin Lafaye. Le rouleau de papier recense les 16777216 combinaisons de pixels pour une image de 4 X 6 pixels noirs et blancs, soit la matrice de « toutes les images possibles », du monochrome blanc au monochrome noir en passant impudiquement par toutes les images existantes et futures. L’imprimé illisible qui passe pour un divertissement optique – sous la forme d’un texte sacré – n’est autre que la synthèse exhaustive et le programme du visible écrit dans un langage binaire. L’artiste le conçoit comme l’aboutissement – aporétique – de sa recherche sur « le signe visuel iconique ».
Face à cette ingénierie iconoclaste, le portrait de Kim Jong-Il déclare forfait et fait pénitence dans une sculpture floue (Gaussian blur, Kim Jong-Il, 2013) Deadware (2012) est un autre monument au mort qui, à l’exemple de l’image propulsée dans les réseaux, se disperse (dans l’espace d’exposition) s’infiltre (sous les chaussures), se volatilise comme les heures passées sur la toile. Sous l’aspect farceur d’un tas de confettis, c’est un charnier de « clics ». Coïncidence ou forme persistante dans l’évolution de l’espèce, ces petites flèches résiduelles d’un acte réflexe ont gardé la forme de celles taillées dans le silex par les chasseurs, à l’aube des sociétés.

Julie Portier, texte écrit pour le catalogue du 58ème Salon de Montrouge, 2013.