Jean-Benoît
Lallemant

06.12.2016

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Dé-cartomanie**

C’est à partir de données tangibles, de « data vision », pour beaucoup militaires (et reliées à des conflits actuels), que Jean-Benoît Lallemant opère un encodage en vue de l’élaboration de formes plastiques, pour la plupart sculpturales.

Dans Dataviz (2013), l’artiste récupère les éléments tétraèdres censés empêcher l’affichage dans l’espace public. Il les repositionne à l’intérieur de la galerie, à l’emplacement même d’occupation des artistes qui l’ont précédé au cours des trois dernières années. C’est l’histoire du lieu qui est ainsi rendu visible en même temps qu’une piqure lui est affligée : l’espace d’exposition apparaît, en opposition à son « dehors », comme un endroit qui autorise en même temps qu’il aménage un espace protégé d’apparition des œuvres, au risque de neutraliser leur charge critique donc.

La pièce Birth of a Nation, Al-Qaeda Islamic Maghreb Organizational Wall Chart v1.3, 2013, (2014) déploie au mur un ensemble de toiles de lin brut connectées entre elles par des fils qui reproduisent l’organigramme d’Al-Quaida au Maghreb Islamique (AQMI) que Jean-Benoît Lallemant a acheté sur internet (et dont la source est rappelée en toute transparence et à titre indicatif dans le titre). Mais à l’inverse d’un Marc Lombardi qui produit une information d’ordre véritable (ses dessins cartographiés qu’il nomme “structures narratives” avaient mis à jour avant l’heure les connexions entre grandes familles américaines, conflits au Proche-Orient, intérêts pétroliers ou encore détournements de fonds publics, et ainsi inquiété le FBI), les représentations synthétiques de Jean-Benoît Lallemant si elles déposent un calque sur les systèmes informatifs en place pour en dégager une nouvelle strate de réalité, ne tendent pas à revêtir une efficacité informationnelle. Ses cartographies s’attachent avant tout à rendre compte de mécaniques générales plus qu’à expliquer un fait en particulier. C’est en l’occurrence ici la simplicité apparente du système de ramification du réseau Al Qaida que l’artiste a voulu transposer. Pour se faire, il s’est volontairement départit des données détaillées de la carte d’origine et a opéré un nivellement partiel de leur relation hiérarchique. Au final, l’installation accrochée au mur arbore des allures de diagramme abstrait, comme évidé de son contenu et aplati. Autrement dit, un « méta-diagramme » qui désamorce la puissance du réseau terroriste, au demeurant désignée comme la menace principale de notre XXIe siècle.

Un processus similaire de traduction et d’abstraction est à l’œuvre dans Trackpad, US Drone Strike Wasiristan 2013 (2014). Un ensemble de toiles de lin brut disposées au mur se voient percutées par une pointe mécanisée et accrochés à son châssis qui reportent selon un programme réalisé par l’artiste, les frappes des drones américains au Wasiristan et au Yémen. Les données graphiques d’origines ont là encore servi de matériau de base, elles ont ensuite été traduites et activées, modifiant par la même la représentation de la guerre désormais ramenée à ses mécanismes de construction. Sur le désert de la toile vierge Trackpad souligne le caractère imprévisible et aveugle des frappes. La toile, agressée, menace à chaque instant de se percer.
Dans Resistance is futile (2014), l’artiste met littéralement sur le même plan des territoires éloignés géographiquement : il superpose au paysage de Saint-Cirq Lapopie la carte d’une avenue de Dubaï. Il suspend des ballons au milieu des champs de l’un mais en fonction des emplacements des buildings de l’autre, et à des hauteurs équivalentes. Ces balises perceptibles depuis une vue panoramique du ciel tendent à faire se rapprocher deux intentions quand bien même elles emprunteraient des stratégies inverses : pour garantir un fort afflux touristique, l’une conserve ses trésors patrimoniaux quand l’autre engage la voie futuriste, mais les deux au final constituent des enclaves artificielles protégées. Chez Jean-Benoît Lallemant la production d’une forme est l’occasion de proposer une synthèse d’éléments a priori distincts et d’en présenter les affinités. Dans No Living Thing (2014), il taille de la paille en forme de diamant, rappelant par cette intrication du matériau de l’un dans la forme de l’autre, une histoire commune, celle de leur exploitation outrancière. Le titre de la pièce porte d’ailleurs le nom de l’opération militaire en Sierra Leone qui aboutit notamment au contrôle des mines de diamants. Enfin, quand il installe des barricades, les pavés sont faits de papier recouvert d’images des vues issues de googlemaps de places récemment devenues mythiques par les révolutions sociales qu’elles ont accueillies. Cette pièce qui adresse la question des nouveaux développements d’une révolution sur internet s’appuie sur un élément symbole d’une histoire encore récente de résistance à une société de contrôle.

En proposant une appropriation critique des technologies de cartographie et des instruments de représentations visuelles militaire ou encore en s’attachant à remanier des symboles du pouvoir, les œuvres de Jean-Benoit Lallemant mettent en évidence les stratégies de gouvernance.

Mathilde Villeneuve, critique d’art, commissaire d’exposition et co-directrice des Laboratoires d’Aubervilliers.
Janvier 2015