Clémence
Estève

15.05.2023

Le musée en chantier

Aloys Schwartz, 2016

L’espace est en transition, il se compose de divers objets hétéroclites et de photographies présentées au mur ainsi que d’une part importante d’un mobilier dont l’usage strict ne semble avoir été imaginé que dans l’esprit d’une présentation. Ici, c’est un ensemble qui nous attend, un ensemble qui n’impose que par sa présence et qui ne se contente que discrètement de proposer. Proposer une vérité, une lecture, une forme de présentation.
À la manière d’un conservateur de musée épuisé par sa propre scénographie, Clémence Estève fait le choix
de mêler l’avant et l’après, ce qui ne doit être vu de ce qui est à montrer. Comment donner à voir au spectateur une image depuis longtemps quasi-schématisable d’un musée d’ethnographie ? Nous pourrions nous le figurer sans trop de problèmes, ou sans trop verser dans la caricature : des lumières tamisées, principalement installés dans de grandes vitrines ou se mélangent divers fragments, quelques cartels situant date estimé et lieu de découverte de l’objet auquel ils se rattachent, des murs peints de couleurs sombres ou dans des teintes chaudes pour évoquer une époque ou un pays et quelques lettres de taille admirable découpées dans de l’adhésif noir ponctueraient notre parcours.

Ces codes, Clémence Estève se les approprie et s’en sert comme d’une matière première brute. L’artiste, en jouant de ces vocabulaires instinctifs propres à la scénographie, nous propose une exposition à laquelle nous ne devrions pas assister : mêlant avec brio l’univers du chantier, (et par définition d’un état instable, ou en devenir) et l’intemporel d’un musée qu’elle agence dans une sorte de crash entre deux temporalités qui se distinguent par leurs formes et leurs figurations symboliques. Une table pyramidale sert de support à quelques galets de cire figurant des cartes du ciel : le spectateur s’en approche, peut s’en saisir et les tenir à la lumière, derrière
lui, quelques murs fatigués se sont affaissés contre leurs congénères, ils portent des noms, gravés à même leur matière en de belles-lettres manufacturées recouvertes d’une épaisse peinture blanche par un ouvrier pressé et sans doute peu consciencieux.

Véritable laboratoire de formes et d’objets : les œuvres de Clémence Estève ne sont ici que comme pour nous inviter à la réflexion aux côtés de l’artiste. Est-ce que telle photographie d’un fragment de statue représentant une bouche trouve logiquement sa place sur ce mur, face à cet échafaudage qui lui présente une grande bâche sur laquelle est imprimée l’image d’un penseur de Rodin ? Jonglant entre micro-fictions et grande Histoire, l’artiste interroge les codes de représentations des temporalités et nous donne à réfléchir sur ce que nous voyons et

ce que nous voudrions voir, devançant le spectateur dans sa quête de réponses quitte à parfois laisser une impression frustrante de ne pas avoir pu jouir du temps nécessaire pour s’interroger.
Un espace en chantier, qui parfois déteint sur les objets qu’il devrait pourtant préserver : un buste est ainsi recouvert de crépis et posé au sol et les carottes de matières ne sont que des

photographies enroulées sur elle-même. Une sensation étrange nous parcourt la rétine, celle
d’un bug dans le fil du temps : l’image habituelle et rassurante du musée que nous avons pourtant tant critiquée, n’est plus comme elle devrait être, et ce constat terrible nous pousse dans nos retranchements allant jusqu’à sortir les crocs pour défendre ce que nous n’aurions jamais défendu, et le libertaire se dévoile alors conservateur. Un malaise habile puisqu’il ne nous laisse pas indifférent et semble si bien résonner avec son temps.
Les œuvres de Clémence Estève invitent à la pause, à la réflexion,

à ne plus regarder le temps comme une ligne qui passe, mais comme un conglomérat d’histoires de diverses tailles partant toutes d’un même point central : celui de la personne qui les énonce.