Je gagne en épaisseur
Alors voilà. Comme un pied qui suit l’autre depuis le dessous de la couette, comme une main qui se roule en boule contre l’œil, comme une bouche ouverte d’où ne sortirait qu’un bruissement à la chaleur douceâtre, nous voilà tiré·e·s de notre torpeur.
Nous sommes sorti·e·s de ce coma artificiel dans lequel nous avait plongé cette longue période de pandémie, capables d’apprécier de nouveau l’espace des œuvres et leurs expositions.
Difficile de ne pas vous parler de ce sommeil prolongé artificiellement pour évoquer les œuvres somnambules de cette exposition de Clémence Estève. Bien sûr, nous pourrions faire comme si, en laissant sous la surface de ces quelques mots la lecture des strates de repentis qui précédèrent ce qui est à vous aujourd’hui. Mais cela demanderait un temps, un développement et un talent que je ne suis pas certain d’avoir devant moi. Pour faire simple, puisqu’on en est encore qu’au premier café : difficile de parler de ce matin sans raconter ce qu’il se passa cette nuit encore. Mais vous verrez que vous n’y perdrez rien au change : c’est un détour qui fonctionne presque comme une allégorie.
Il nous faut commencer par vous parler de ces mouvements d’aller et de retour des œuvres de cette exposition ballotées par les reflux successifs de ces vagues de confinements. Des vagues pensées par les plus optimistes d’entre nous comme des moments de repli salutaire vers soi, à l’écoute de notre environnement malmené et de notre planète-corps. Mais des vagues qui repoussèrent et transformèrent également le projet de cette exposition qui réfléchissait déjà au sommeil, aux friches de l’intime ou pour être plus précis à cette défiance que leur voue notre société hyper-productiviste. Comme pour éprouver ce qu’elles allaient être amenées à démontrer, ces œuvres eurent à vivre de nombreux éveils, ponctués çà et là de douces siestes. Des siestes actives au creux desquelles elles se métamorphosèrent doucement, plus trop sûres de savoir s’il y aurait un après.
Car le sommeil - vous l’aurez peut-être compris - est au centre de cette exposition, un sommeil actif, volontaire, un sommeil résistant qui n’est plus seulement le remède contre la fatigue mais aussi un geste volontaire, une affirmation, un bon gros : “je dors donc je suis !”.
Et si nous dormons, qui pour nous rendre compte de ce sommeil ?
Clémence Estève s’est interrogé sur les “figures” tutélaires qui veillent sur le monde des arts, des figures d’autant plus marquantes qu’elles semblent hanter tout un pan de la production contemporaine occidentale1 .
Ces figures ont des noms tels que Rodin, Matisse, Brâncuşi, Duchamp… Elles ne sont plus vraiment les individus qu’on voit sur leurs portraits photographiques, elles se sont séparées de leurs reliefs mortels, elles ont pris elles aussi en épaisseur et sont de ce même bois dont on fait des icônes2 . Pourtant, exercez-vous à les convoquer le soir devant le miroir de votre salle de bain, amusez-vous à prononcer leurs noms trois fois dans votre reflet et allez-vous coucher : je suis presque sûr que le fantôme qui viendra vous visiter n’aura jamais le même visage. Tout cela est bien normal, elles ont été activées ces figures, convoquées à tort et à travers dans le temps et dans l’espace, on leur a percé des bouches pour y mettre notre langue, on les a couchées dans nos cahiers, on s’est servi d’elles comme de prétextes. Il ne faut donc pas s’étonner de les voir alors aujourd’hui nimbées d’une aura numérique grésillante, peinant à se donner pour ce qu’elles furent. Et cela semble presque normal qu’en les apercevant pour la première fois dans l’atelier de Clémence Estève, avant leur grande sortie on ait envie de s’écrier :
“ Mais c’est qu’elles sont crevées ces figures ! Elles ont besoin de sommeil ! ”
Et bien d’accord ! Qu’on leur accorde un peu de ce repos qui semblait tellement préoccuper leurs anciens corps. Accordons à ces portraits le droit de fermer les yeux, d’être du côté, pour paraphraser la poétesse, de “celleux qui sont assez poire, pour que jamais l’Histoire leurs rende les honneurs ? ”3 et allons plutôt réveiller leurs sujets. Allons donc doucement secouer l’épaule de ces œuvres d’art qui vivent endormies pour l’éternité. Allons réveiller ces modèles, ces muses, ces Aphrodites, ces belles endormies, toutes ces dénominations utilisées pour tourner autour du sujet sans jamais vraiment le nommer. Car si le sommeil nous met sur un pied d’égalité, force est de constater qu’il n’est pas figuré de la même manière selon les genres. Ces sujets que vous voyez, ce sont des femmes. Elles n’ont d’ailleurs presque plus que cette entrée en matière pour se définir finalement. Elles ne sont ni un nom ni un prénom, encore moins une date de naissance ou un signe astrologique, un brin d’ADN, une mémoire : elles sont la représentation de l’engourdissement, de l’abandon dans les bras de Morphée … et peut-être aussi une préhistoire du Male Gaze.
Alors, en guise de réponse à ces histoires dans l’Histoire, Clémence Estève installe du sol au plafond de grands corps hors de proportions et de normes, intermédiaires rêveurs d’un troisième genre s’étirant dans l’espace. Des brises-vues souples faisant parti d’un ensemble intitulé “réparer les vivants comme on répare les objets”4 et dont les noms vont de H.S, à Cassé, en passant par Au bout du rouleau… Des noms qui servent à désigner cette fatigue sous son aspect mécanique, certes contrôlable, mais pourtant inévitable. Ces personnages n’ont ni cheveux, ni dents, ni ongles, iels ne sont pas non plus encombré·e·s par des os saillants, une peau trop tendue ou trop lâche. Iels sont souples. Leurs paupières sont closes mais leurs attitudes trahissent un abandon contrôlé, choisi, confortable. Iels ne sont pas là pour nous coucher mais pour nous inviter à ne plus nous préoccuper d’autre chose que du chemin de nos corps dans l’espace. Un chemin qui s’étire, zigzague.
Nous avançons, en entrant dans l’exposition, une main de cartoon remplie de noyaux de cerises chauffées a été posée sur notre épaule, une main-massage pensée pour exprimer par des sensations ce que les mots pourraient encore peiner à dire. Une mains qui guide, qui pèse, ou qui caresse chaleureusement tout en invitant au relâchement… Sensorielles finalement, épidermiques presque, ou comment partir en quête de ce qui permettra le relâchement, le lâcher-prise social.
Des mains sans corps et des corps sans jugements. D’ailleurs ici personne ou presque pour nous dévisager ou nous juger, un comble pour une exposition si pleine de figures ! Les icônes s’offrent un roupillon et les muses nous tournent le dos. Seule exception : sur une paire de cuisses, des googly eyes nous font le gag de la paréidolie façon cookie monster sous amphétamines.
Tout s’articule, s’imbrique et se désagrège comme dans cet instant précis du rêve ou la machine-cerveau s’emballe et nous envoie des détails qui filtrent au travers des couches de suspension volontaire de notre crédulité. Les googly eyes grossissent, deviennent un regard halluciné, deux pupilles dilatées qui se mettent à cligner en jouant du trampoline dans leurs white-cube circulaire, des bras leurs poussent, des bras qui s’étirent. Le bruit ambiant efface l’ensemble, un tonnerre mécanique agite cette bouche qui hurle un rythme alarmant. Les yeux, les autres yeux, s’ouvrent, le téléphone posé sur le parquet vibre en lumière à mesure des coups de corne de brume du réveil “sous-marin” sélectionné parce qu’on ne sait jamais si “le chant des oiseaux” suffirait à nous réveiller. Tout s’efface, ou plutôt tout fusionne comme un fondu-enchaîné dans lequel les éléments de la scène d’avant se reconfigurent dans le monde d’après.
C’est un effort feignant de narration, je vous prie d’avance de bien vouloir m’en excuser, mais je vous avais dit au tout début que l’ensemble fonctionnerait comme un genre d’allégorie. Je ne suis pas encore le spectateur de cette exposition qui se tient devant vous mais j’en connais pourtant les prémices et les contours tels qu’ils m’ont été montrés et racontés par Clémence Estève. Depuis mon chez-moi, je me devais de voyager dans cet après qui viendra sous peu exister pour ensuite disparaître et revenir peut-être un jour ailleurs. Je me suis installé pour écrire et j’ai sombré doucement, le nez droit mais le visage éteint. Tout ça me fait penser à ce gag de bande-dessinée que je ne suis pas sûr d’avoir lu, ni même qu’il existe vraiment. Un souvenir que j’ai mis dans ma mémoire dans le tiroir de ces souvenirs qui restent à classer entre l’été 2018 et la première dent de ma fille.
Ce souvenir est celui d’un personnage qui se paie une sieste en douce à l’abri de lunettes factices sur lesquelles ont été dessinées des yeux.
- Dans une première version de ce texte j’avais glissé en écrivant occidenmâle, un lapsus plutôt heureux que je souhaitais laisser ici en guise de rappel de ces strates passées. ↩
- J’ai buté sur ce terme d’icône qui reviendra pourtant à plusieurs reprises. Je l’utilise ici pour souligner le rôle quasi magique de ces portraits et de ces noms et leurs capacités à convoquer un ensemble de qualités, de formes et de matières. ↩
- Anne Sylvestre “Les gentes qui doutent” sur l’album Comment je m’appelle de 1974. Je n’ai rien trouvé qui me dise l’opinion que pouvait avoir Anne Sylvestre de l’écriture inclusive, mais je suis sûr qu’elle se serait amusé de mes retouches, et au pire des cas, je veux bien vivre quelques années hanté par son fantôme. ↩
- Interview dans le journal Libération du 22 juin 2018 d’Eric Fiat par Noémie Rousseau : «La source de la plupart de nos fatigues est ce besoin intemporel et universel de trouver sens» ↩