House of Crystal
Dans la House of Crystal, la mother est au centre. La house n’est pas une maison traditionnelle, c’est le foyer des communautés ballroom et drag, elle héberge des « familles » au féminin, composées exclusivement de mères, filles et grand-mères revendiquées, qu’importe le genre de ses membres. Les filiations sont choisies, la matrilinéarité en bannière ; les affinités électives structurent ce genre de liens familiaux. Ici la mother prend la forme d’un objet à mi-chemin entre l’écran de projection et le cristal magique. Rassemblées en cercle autour d’elle, ses daughters lui restent attachées par leurs cordons électriques qui, en irriguant l’ensemble d’une sève énergétique partagée, dessinent un organisme étrange entre monstre cronenbergien et décor magique de série TV d’aventures. Chacune des colonnes exhibe sa propre gemme aux propriétés singulières, soufflant au danseur qu’elle renferme la forme d’une chorégraphie inspirée du voguing et du waacking.
Pratique de fête et de résistance à part égale, ces danses nous parlent de croyances mineures, de vie en communauté restreinte et d’exaltation de festivités illégitimes comme autant de remparts à la normativité familiale, professionnelle et sexuelle qui ordonne la majorité du corps social.
Au-delà du renvoi, évident en première approche, à la culture ballroom, la House of Crystal s’inspire d’un dessin animé qui met en scène Steven Universe, un petit garçon moitié humain moitié cristal, élevé par trois entités féminines magiques incarnées dans des gemmes. Premier cartoon jeune public déconstruisant délibérément les formes classiques et partiarcales de la famille idéale, il partage avec les deux autres installations de Claire Guetta un type identique d’influences, à savoir d’être librement inspiré de formes culturelles populaires considérées comme mineures. Pour Solicitud, le duo Claire et Morgan appliquent les codes de la télénovola au monde cruel du jeune artiste qui tente de lancer sa carrière, tandis que dans l’installation Claire Voyance, la vidéo rejoue pour nous les scènes les plus marquantes de Charmed ou de Buffy contre les vampires, interprétées cette fois par des act.eu.rice.s drag. Ces reenactements empruntent autant aux Body-double de Brice Dellsperger - qui fait rejouer des scènes de films des années 70 par un interprète travesti - qu’aux formes multiples de covers amateur fleurissant sur youtube. L’un et l’autre s’approprient des pans iconiques du cinéma, de la production TV ou de la musique massifiés afin d’affirmer et de légitimer la coloration singulière de leur propre culture. Plus spécifique encore, Claire Guetta repère que dans ces productions populaires il a fallu en passer par le fantastique et la figure de la femme magique - parfois sorcière mais pas nécessairement - pour pouvoir déplacer les représentations de genre sans crainte d’être boudé par le public. Qu’il s’agisse de Charmed, de Buffy contre les vampires, de Sabrina l’apprentie sorcière ou de Steven Universe, la puissance des héroïnes est rendue possible par le truchement de la magie : c’est le caractère d’exception de ces pouvoirs immenses, et pourtant rapportés à des femmes, qui les rendent tolérables.
Dans les trois oeuvres que Claire Guetta nous présente, c’est toujours par le biais du détournement des codes - ceux de la série TV pour Claire Voyance, du cartoon et du développement personnel pour House of Crystal, ou encore de la télénovela pour Solicitud, qu’elle nous parle en creux de stratégies de résistance joyeuses mais opiniâtres afin de contrer les forces coercitives du capitalisme tardif, entre d’un côté normativité morale avec les modèles que sa culture génère et de l’autre atomisation du corps social en proposant à chacun d’envisager ses insatisfactions sous un angle strictement individuel. Usant de la force de l’adversaire, Claire Guetta se tient du côté d’un empowerment malicieux mais affermi qui cherche dans ses formes à subvertir celles - détectables donc préhensiles par le plus grand nombre - de la pop-culture massifiée.
Clemence Agnez pour l’exposition House of Crystal, Glasgow Sud, Montpellier, 2020