Bruno
Di Rosa

10.11.2017

Une ombre au tableau

Alors voilà : le jour commence. Le soleil se lève au loin et sur la terre noire une lumière balaie le sol. Les ombres sont immenses mais diminuantes. A midi, au zénith, il n’y a plus qu’une surface claire. Assez vite cependant les ombres se redessinent mais cette fois de l’autre côté. Le soleil alors nous illumine la face. Il faut se protéger les yeux pour apercevoir quelque chose. Ainsi passe l’après-midi, un peu rudement mais enfin le crépuscule calme tout et tout le monde. Le lendemain c’est pareil et ainsi s’enchaînent les jours et les années. C’est beau. C’est beau même si cela paraît triste et monotone, ou carrément désespérant pour certains, mais c’est beau. C’est beau malgré tout de savoir que le soleil va se lever demain ; demain, quoi qu’il en soit tout se représentera.

On pourrait tout faire les yeux fermés, cela ne changerait rien - hormis le risque, bien sûr, de se prendre un poteau en travers de la figure. - Alors imaginons-nous marchant sur une immense plage du nord, à marée basse, les yeux fermés. Qui est capable de tenir ainsi, les yeux fermés, avec, en somme, l’assurance qu’aucun arbre ne sera là ? Progressivement le pas se met à tourner, légèrement, suivant la pente du terrain ou bien s’orientant du côté de la jambe la plus faible et finalement on se retrouve tout autre part que là où on s’était imaginé. Enfin très vite on se met à appréhender quelque chose ; on a beau savoir que rien n’est là, rien devant soit, on a beau en être sûr, l’appréhension monte : on sent des masses s’avancer, on voit des ombres passer, on imagine tout et rien en particulier et bref, on a peur de faire - ou de manquer, qui sait c’est peut-être là l’idée ? - une rencontre.

Curieux que toujours s’éveille en nous une inquiétude… Quelque chose nous empêche d’apprécier pleinement l’ouverture du ciel et le temps présent, de nous appuyer confiants sur la certitude du lendemain, du présent se retrouvant semblable à lui-même dans le jour à venir… Car nous savons également que nous ne serons pas là toujours. Quelque chose passe et nous passons aussi, les mains se chargent du présent mais la peau s’affine, les rides se creusent, les ongles jaunissent et s’épaississent ; un certain poids charge notre bassin, l’épanouissement s’épuise car la certitude s’affirme de savoir que jamais nous n’éclaircirons ce que nous ignorons. Les yeux constatent, il faut avancer encore, passer d’un état à un autre, se faufiler entre les lignes et se tenir avec une grosse envie pour être encore. Tout pour savoir rien, passant et repassant ; plus de jour pour rien, plus de tenue sans tremblement, plus de soleil sans nuit.

Ce qu’il faut comprendre : ce n’est pas le soleil qui se lève mais la terre qui tourne. C’est difficile à accepter car cela implique qu’il n’y a pas de lendemain, pas de jours successifs, mais un seul jour contenu dans une seule nuit ; un seul soleil dans une immense nuit ; un seul jour et une seule nuit que l’on regarde alternativement. C’est toujours le même jour, toujours le même soleil, c’est toujours la même nuit, l’espace infini. Un soleil, un infini, un temps, une éternité. Nous sommes entre ces deux entités, hébétés, traversés de doutes. Ce que certains appellent un éclair moi je le nomme une absence – et dans cette absence les mains parviennent, parfois, à dessiner les franges de ce duel. Tout ce que nous espérons ne peut être qu’avec nous, pas de révélation autre que les traces de nos pas.

Bruno Di Rosa
Texte écrit pour Xavier Noiret-Tomé à l’occasion de l’exposition CONTINUUM DISTORSION au centre d’art de Fribourg, 2006