Sirsasana
Une des particularités des Western all’italiana, c’est de ne pas avoir de version originale. Sergio Leone n’enregistrait pas le son, le film était doublé par la suite.
Cela compte pour avantage de faire ce que l’on veut au montage, d’être tout-puissant au niveau du sens. Par contre, pendant le tournage, on n’y comprenait rien, mais on était habillé en cow-boys. Le Saloon, la Tour et le Temple sont Sirsasana, trois des quatre oeuvres de l’exposition. Sirsasana, c’est une posture de yoga très, très dure à faire, aussi appelée inversion. Le chapeau de cow-boy prend tout son sens et le silence n’est pas roi pendant le tournage. On entend le bruit des travaux, les cracs du bois arraché et le szzzi szzzi de la scie égoïne. On étire ses jambes et on pointe ses pieds très, très haut ! Les trois constructions sont en parquet, un prélèvement sur la pointe des pied d’une teinte qui n’est pas due à un disfonctionnement de la matière (peut-être trop de bilirubine dans le sang ?), mais plutôt au goût des anciens locataires. - « C’est difficile de faire tenir des choses sur des choses » disait Peter Fischli quand il essayait de faire tenir en équilibre la louche sur la soupière. - « Passe-moi la saucisse et les cornichons » lui répondait David Weiss. Le Saloon trône de tout son long sur l’étagère. Pas d’inscription et pourtant on reconnaît aisément le tripot et on comprend ce qu’il s’y trame. L’image enchâssée et inversée nous laisse penser qu’on arrive au moment de la réconciliation. La tour est beaucoup plus stoïque, inébranlable, impassible. C’est un moment de calme et de recueillement que chacun connaît, que la cuvette soit suspendue ou non. Le temple est évidemment beaucoup plus complexe et propose, avec ses deux images et son architecture, une équation double. Comment ça tient ? Et est-ce que cela valait le coup ? Les oeuvres sont donc constituées de deux parties, une structure en bois et une ou deux images. L’ensemble est inscrit dans une logique d’actions et d’événements. Babeth fait des travaux et trouve du parquet réemployé au mur, le bois a pivoté à 90°. Babeth sélectionne les images et s’aperçoit que son ordinateur les présente girées à 180° et à partir d’une réflexion poussée sur l’objet étagère et de cette succession de renversements sol/mur, sol/plafond, est né cet ensemble de retournements et de bricolages paradoxaux qu’est Sirsasana.
« Toutes les sortes d’histoires s’écrivent, Monsieur le Plénipotentiaire, s’écrivent, se disent, se racontent et se chantent. Il n’existe pas de fait brut. Le fait brut est une construction du langage, le fait brut n’existe qu’à l’intérieur du langage qui le dit. - C’est bien dit, mais c’est faux. L’objet parle. L’objet ne dit qu’une chose, une seule chose, son nom. »
On s’y est mis à plusieurs pour écrire ce texte, on s’est dit que comme ça, on aurait plus d’idées. On veut faire un texte qui accompagne l’exposition, qui puisse éventuellement expliquer ou préciser les choses, mais pas trop non plus. Mais aussi, un texte que Babeth pourrait utiliser pour son travail, dans sa vie et qu’elle puisse bricoler avec aussi. Pas trop lourd non plus, pour qu’elle puisse l’emmener avec elle.
L’idéal serait quelque chose de modulable, de multiple en tout cas, comme ça, elle en laisse une partie chez elle, une partie à l’atelier et le reste, elle peut le mettre dans les expositions. On évitera juste de faire dialoguer les pièces entre elles. Il n’est pas interdit, par contre, d’écouter ce que les oeuvres ont à dire. Oui, il faut bien s’y mettre à plusieurs pour essayer de dire qui, quoi et où, le comment n’étant pas la question. Mais commençons par Babeth.
Babeth Rambault a étudié à l’École des Beaux-arts de Bordeaux. Elle produit toutes sortes d’objets, de photographies et de vidéos. On pourrait l’imager appartenir à la famille d’artistes qui aime les objets, les choses, vit avec eux, les transforme, qui les aime chargés et simples en même temps. Son travail, d’une singularité sincère, joue des mots et concède essentiellement deux façons d’être aux oeuvres, un peu plus ou un peu moins. Babeth veut se débarrasser d’un canapé. Pour le faire seule et discrètement, elle le dépouille et le dépenaille méthodiquement. L’artiste ébaudie par ce qu’elle voit, là, dans le dedans du canapé, commence à imaginer une ressource, une économie et peut-être une oeuvre. Sculpter en mot, c’est un peu psychanalyser l’objet, le polyuréthane ignifugé et les marques de fesses des gens. Ce qu’elle nous montre, ce sont d’évidentes images que l’on n’avait pas vues, la face cachée et révélée par gestes, eux-mêmes dictées par le regard de Babeth. D’abord, le tissu, la housse et ses doublures, les volumes en mousse, le châssis, les barres métalliques, les ressorts, les dépouilles, la couleur, la matière et la couleur de la matière peuvent devenir sculpture, Domaine (2012), affiche, Fruits & Clic-Clac (2015), devenir vases, Chaussettes (2016), ou marionnettes nauséeuses, Des variations sans fin (2018).
Quand Gilles Deleuze arrive à la lettre G (de gauche), il part de sa maison en rigolant et en pull en laine violet, il passe par un village, un pays et il va vers le monde. Quand Brian O’Doherty introduit son white cube, il part dans un vaisseau spatial, la terre s’éloigne et devient tour à tour ligne d’horizon, ballon, pamplemousse, balle de golf et étoile. Nous, on peut partir de la rue. Une rue en général, sale, vivante, amnésique, paresseuse, drôle, une rue où l’on met les objets et les choses quand on a de nouveaux objets et de nouvelles choses à mettre chez soi. Une rue qui devient une route qui va vers la nature et qui revient par la route vers la rue. On suit donc les bordures d’une boucle nature contre-culture et la balade nous fait du bien. Babeth nous donne l’accès à la mémoire de tous les détails qui nous ont échappés, une haie trop curieuse, une forme au sol, une mise en scène de rien et de toute façon, trop mise en scène pour être vrai. Une balade, c’est une façon d’utiliser l’espace et de le décharger, méditer et être attentif aux choses. On gardera quand même le pull violet, le ballon, le pamplemousse, la balle de golf pour en faire de l’art et l’étoile bien à l’abri dans nos têtes. Avec tout ça, plus plein d’autres choses qu’on a ramassé pendant la balade, elle fera mille choses. Il y a aussi cette histoire qu’on a lue en se disant, tiens, tiens… C’est au début de la fable Le diable abandonné, sous-titré si joliment la meuse obscure d’un autre artiste,
Patrick Corillon, cette histoire est celle d’un théâtre de marionnettes qui a vu le jour pendant la Première Guerre mondiale. Au cours du terrible hiver de 1915, les gens ont froid et le montreur décide de brûler le castelet, puis les décors, et les marionnettes pour réchauffer les spectateurs. Il reconstitua le nécessaire en mie de pain. Mais les temps sont durs et les gens ont faim. Le montreur plein de bonté, leur donne à manger les marionnettes et continua les spectacles avec les seules tringles, sans décors, ni marionnettes et le public vient au spectacle, un spectacle de rien, en imaginant les figures et les décors. Babeth a fait un très beau castelet. Et elle aussi nous raconte des histoires avec rien, des tasseaux et des étagères.
L’autodérision, les cendriers et les toilettes emplissent l’oeuvre de Babeth Rambault. Emplir, c’est rendre plein et remplir, il en est aussi beaucoup question. Remplir les trous, c’est presque une constante. Elle bouche des trous avec des bouteilles, avec un cigare ou un cornichon. Comme si tout ce qu’il y avait en dehors du trou était superflu. Trop de blagues, trop de cigarettes, on rigole. Babeth nous fait voir des
choses pour de vrai et ça ne fait pas trop vrai. On se demande toujours si la cuisine existe en tant que cuisine, qu’atelier ou qu’espace quasi-kafkaïen dans lequel un personnage est caché, allongé derrière le canapé en attendant la fin de la prise de vue. Un personnage qui reste silencieux, comme avant une blague angoissante, quand on n’a pas encore ri. Un personnage qui n’a pas besoin de parler, car les oeuvres de Babeth Rambault parlent pour lui et crient leurs propres noms. Alors, plus qu’une histoire, c’est une fable qui déroule doucement sa langue et sur laquelle on peut marcher.
Francis Raynaud, 2021