Les fables
LA RAVAGEUSE
Les délirantes, les enragées : bacchantes, ménades, appelées aussi Mimallones et Klodones, noms dérivés du filage de la laine, déchiraient hommes et bêtes ; elles arrachaient la tête de leurs propres fils. Le feu ne les brûlait pas. Aucune arme ne pouvait les blesser. Les serpents léchaient la sueur de leurs joues. Elles tétaient les louveteaux et les faons sans distinction. Des taureaux féroces tombaient au sol, déchiquetés par leurs mains puissantes et implacables.
LES HARPIES
Six dessins, 2022–2023
Aquarelle et gouache sur papier Arches grain satiné, 230mm x 310mm
Certains confondent les Harpies avec les Furies. C’est une erreur facile à commettre – elles étaient toutes des instruments des dieux pour punir les coupables, ces agents salutaires, ces divinités féminines ailées, ces choses au visage de fille. Le nombre de Harpies varie ; dans certains récits, elles sont nombreuses, des dizaines, toutes ces femmes-oiseaux fabuleuses, personnifiant les vents de tempête, appelées « tempête de pluie », « aile rapide » et « pied léger », et d’autres variations évoquant les vents et la vitesse. Elles formaient toujours un groupe, semblait-il, des femmes-oiseaux volant ensemble, en bande. Dans d’autres récits, elles n’étaient que deux, trois ou quatre, et une fois il n’y en avait qu’une seule, la sombre. On s’interrogeait également sur leur origine : filles de Thaumas et d’Électre, ou d’Océan et de Terra, ou du monstre Typhon, ou engendrées par Poséidon, ou la sœur d’Iris, l’arc-en-ciel. Au début, on les décrivait comme belles, jolies, blondes, volant grâce à leurs ailes rapides. Leurs images les montraient pâles et séduisantes (comme les sirènes avec lesquelles on les confondait aussi), avec des traits délicats, mais dans les récits écrits, elles devenaient hideuses, ces femmes-oiseaux avec le visage et le haut du corps d’une femme et le bas du corps d’un oiseau de proie, mais ni le corps de la femme ni celui de l’oiseau n’étaient jolis, non. Leur pâleur était celle de la faim. Tout ce qu’elles touchaient avec leurs griffes, leurs affreuses serres recourbées, dégageait une terrible odeur de putréfaction, et elles laissaient derrière elles, dans les courants d’air, les douces brises qui les portaient, la puanteur la plus dégoûtante. Elles ne portaient que des haillons. Des larmes noires coulaient de leurs yeux. Leur haleine était répugnante, et vous savez, elles ronflaient. Elles laissaient d’abominables fientes. Oh oui, ces femmes-oiseaux aux visages vierges avaient des utérus obscènes et des ventres répugnants ; leurs oreilles étaient celles d’ours ; certaines n’avaient même pas d’ailes, et d’autres avaient des bras humains à la place des ailes. Elles étaient voraces, insatiables (vous savez combien de fois on a dit cela des femmes, même de celles qui sont en partie des oiseaux). Elles apportaient le malheur, elles débarquaient de nulle part, inattendues, non invitées, elles volaient et détruisaient les biens. Elles volent et détruisent les biens. Elles font des ravages. Elles enlevaient les gens (grand avantage des talons et des ailes), y compris les enfants. On n’a jamais revu les hommes. Les Harpies les livrèrent aux Furies, les bienveillantes déesses-sœurs qui n’avaient que faire de ceux qui commettaient des crimes contre l’ordre naturel de leur mère, Gaïa, et les Furies ne tardèrent pas à s’occuper de ces délinquants. Elles tourmentaient les rois et ceux qui avaient offensé les dieux (je vous épargne les détails). Elles volaient la nourriture sur les tables et dans les bouches des héros affamés, descendant avec des battements d’ailes et des cris hideux, arrachant la viande, souillant tout ce qu’elles trouvaient, laissant derrière elles leur puanteur infâme, et ainsi de suite, de vraies sorcières avides et méchantes. L’une d’entre elles au moins a donné naissance à des chevaux, quatre bêtes qui couraient comme le vent, à l’instar de leur mère, bien que leur père ait pu également être un vent (la paternité était souvent incertaine dans ces rapports et il pouvait s’agir d’un vent d’ouest ou d’un vent d’est, ou des deux). Elles étaient des viragos sans cœur, des fantômes ou des figures tombales ; elles étaient mortelles, ou elles étaient la mort. Elles ont certainement gâché la vie des hommes, aussi rapidement que le temps. Elles sont devenues un nom pour d’autres femmes, aussi interchangeables que les femmes elles-mêmes. Oh oui, on les disait criardes, toutes ces femmes, qu’elles aient ou non une partie d’oiseau ; on disait qu’elles étaient exigeantes, qu’elles étaient grossières, qu’elles avaient la langue bien pendue, qu’elles étaient agaçantes et, comme je l’ai noté plus haut, mal habillées, ce qui était impardonnable chez une femme, même une femme-oiseau avec le corps emplumé d’un vautour ou d’un aigle. Mais en vérité, elles rendaient la justice et la justice devait être rendue.
LES MAITRESSES DE LA CHASSE
Vingt dessins, 2021–2022
Aquarelle, encre indienne et gouache sur papier Arches grain satiné, 260 mm x 360 mm
Agave prenait son fils pour un lion, une bête sauvage à capturer. Dans la traduction d’Anne Carson, elle ramassa sa tête, la terrible tête, l’empala sur son thyrsos, un bâton de fenouil sauvage couvert de feuilles de lierre et de baies, et la descendit de la montagne jusqu’à Thèbes, laissant ses sœurs, exaltée grâce à son prix sombre et sanglant. Elle l’attrapa à mains nues ; la chasse, le spectacle, furent magnifiques. Elle demanda Kadmos, son père, et Penthée, son fils, car elle voulait leur montrer son trophée. Elle se vantait d’avoir abandonné son métier à tisser pour aller à la recherche d’un plus gros gibier. Ô douleur, s’écria Kadmos. Ô chagrin sans mesure, ô pitié, s’écria-t-il. Il demanda à sa fille de lever les yeux au ciel, il lui demanda quel enfant elle avait porté à Echion, il lui demanda à qui appartenait la tête qu’elle tenait, il lui dit de regarder devant elle, il lui demanda de comprendre et il y eut une douleur inimaginable. La vérité était une chose insupportable. Ô le cher corps du fils, reconstitué par le grand-père. Il n’y avait alors que l’exil, le départ de la maison et de l’honneur, que l’exil et le désespoir. Kadmos allait faire son chemin comme un étranger sur une terre étrangère, vivre comme un serpent, sans pouvoir se libérer de sa misère ; il n’y aurait pas de navigation sur le fleuve de la mort jusqu’à l’oubli paisible. Agave demanda où elle devait aller, car elle n’avait plus de maison. Elle dit adieu à sa maison et à sa ville, elle demanda à être emmenée avec ses sœurs jusqu’au lieu de leur pitoyable exil. Elle demanda à ne jamais se souvenir d’un seul instant de tout ce qui s’était passé.
LE NARRATEUR
Première partie
Pour Anne Serre
Six dessins, 2021–2022
Aquarelle et gouache sur papier Arches grain satiné, 260 mm x 360 mm
Artémis a prié pour une virginité éternelle. Elle a prié pour avoir autant de noms que son frère Apollon. Elle a prié pour avoir un arc et des flèches comme les siens. Elle a prié pour être chargée d’apporter la lumière. Elle a prié pour avoir une tunique de chasse safran avec un ourlet rouge qui lui arrivait aux genoux. Elle a prié pour que soixante jeunes nymphes des océans, toutes du même âge, soient ses demoiselles d’honneur. Elle a prié pour que vingt nymphes des rivières d’Amnisus, en Crète, prennent soin de ses peaux de bêtes et nourrissent ses chiens lorsqu’elle n’est pas à la chasse. Elle a prié pour toutes les montagnes du monde. Enfin, elle pria pour toute ville qui pourrait être choisie pour elle, mais une seule ville suffirait, car elle avait en fait l’intention de vivre dans les montagnes la plupart du temps.
LE NARRATEUR
Deuxième partie
Pour Anne Serre
Six dessins, 2021
Aquarelle et gouache sur papier Arches grain satiné, 260 mm x 360 mm.
LES LOUPS
Quatre dessins issus d'une série de dix, 2020-2023
Aquarelle et gouache sur papier velin Ruscombe Mill Turner Blue and Nocturne, 280 mm x 370 mm
LES MAINS SANGLANTES
Sept dessins, 2020
Aquarelle, encre indienne et gouache sur papier Arches graine satiné, 550 mm x 670 mm
Artémis encourageait les filles et les garçons chastes à chanter. Les mères criaient son nom lorsqu’elles étaient en train d’accoucher. Elle était la déesse de la lune, de la chasse, de la virginité, de l’accouchement, de la végétation, de la protection des enfants. Elle était la maîtresse des bêtes, des terres cultivées, des étendues sauvages, des collines et des ruisseaux, des bois et des clairières, des lieux sulfureux du mons, silva virens, saltus, sombres, humides, fertiles (Catulle savait ce qu’il faisait dans son poème). Elle mesurait les mois, les années. Elle était la déesse de la fausse lumière ; la lune ne projette pas la vraie lumière du jour : le clair de lune, pâle reflet du soleil ; Artémis, reflet d’Apollon. Sa statue de Lepcis montre le bas de son corps couvert de formes sphériques, parfois considérées comme des seins ou des gourdes, ou (plus probablement) comme des testicules de taureaux. Sa robe est ornée de lions et de léopards, de griffons et de chèvres, et encore de taureaux. La dame des animaux a transformé Actéon en cerf et l’a chassé avec ses propres chiens, sa propre meute s’est retournée contre lui, son Harpy, Racer, Barker, Towser, Rover, Blackwood, Quicksight, Shepherdess, Savage, Bristle, Blackmane, Tempest, Tiger, Babbler, et Snap. Ses chiens le déchiraient avec une frénésie de loups. Ils ne le connaissaient pas sous la forme du cerf, cervus. Les jeunes filles et les chastes garçons chantaient l’allégeance à Artémis. Ils étaient sans tache, sans souillure, des « gamins et gamines » vierges si l’on veut utiliser une traduction mièvre. Ils avaient le cœur entier et, oh, ils étaient justes. Dans le magazine Le Chasseur français, les chasseurs qui cherchaient des épouses dans la rubrique des cœurs solitaires déclaraient qu’ils accepteraient une femme avec ou sans « tache », c’est-à-dire avec ou sans souillure. Ils cherchaient des femmes pour remplacer leur « mères mortes », qui étaient « douces », aux « poitrines énormes uniquement », « hanchées », « avec fortune », aux « goûts simples », « en bonne santé », « gentilles, même infirmes ».
LES COTHURNES
Trois dessins, 2021–2022
Aquarelle, brou de noix et gouache sur papier Arches graine satiné, 550 mm x 670 mm
Il y eut des moments où tout le monde devait descendre dans la rue, y compris les femmes ; par exemple, en 1871 : Anna, André, Béatrix, Blanche, Elisabeth, Eulalie, Clara, Hortense, Léontine, Louise, Marcelle, Nathalie, Noémi, Paule, Sophie, Victorine… elles étaient des milliers. Elles s’emparèrent des canons dès le début, les femmes sont plus audacieuses que les hommes ; elles cousirent des sacs de sable, les empilèrent sur les barricades ; elles fabriquèrent des cartouches ; elles soignèrent les blessés ; elles prirent les armes et tirèrent. Elles s’organisèrent, s’affilièrent, restructurèrent l’éducation et le travail, dénoncèrent les ennemis de la révolution, réclamèrent des droits pour les femmes, l’égalité des salaires et des pensions, le droit de divorcer et la fin du mariage. Elles ont parlé, parlé et parlé. Elles ont agi. Elles ont fait pression contre l’exclusion insensée ; il ne devait pas y avoir de maîtres, ni d’esclaves. Elles étaient blanchisseuses, couturières, relieuses et modistes. Certaines portaient des pantalons. Elles créèrent une nouvelle organisation, l’Union des femmes, et au diable Proudhon et Michelet, au diable tout court. Elles ont réorganisé la vie sociale de la ville, et pour cela, on les a traitées de pétroleuses, et les femmes riches se sont alignées pour les maltraiter, pour les frapper avec des ombrelles quand celles qui ne sont pas mortes, celles qui n’ont pas été fusillées dans la rue, contre les murs, sur les barricades, ont été emmenées en prison. On les appelait le mal, on les appelait les chacals, on les appelait les furies enivrées par les vapeurs de vin et de sang, d’affreux viragos qui s’étaient dévergondées. On raconte qu’elles ont brûlé des bâtiments en collant sur les murs des petites affiches de la taille d’un timbre-poste, avec les lettres B.P.B., bon pour brûler. On raconte que les affiches étaient fixées sur des lieux désignés par leurs chefs, et qu’une pétroleuse recevait dix francs pour chaque maison incendiée. Carré ou ovale, chaque affiche portait en son centre la tête d’une bacchante, adepte de la frénésie et du chaos. On les appelait les Amazones. Elles étaient des mythes. Elles étaient des légendes.