Samir
Mougas

03.09.2024

L’intelligence ambiante

Claire Kueny, 2023

« Ils ressemblent à des fromages classiques : mêmes textures, mêmes odeurs, mêmes goûts, et pourtant : pas une goutte de lait pour les fabriquer ! Grâce à l’intelligence artificielle, une start-up américaine a développé de la fêta et du roquefort entièrement végétaux. […] Un algorithme se charge de sélectionner la recette adéquate. […] L’intelligence artificielle pourrait révolutionner nos assiettes ! »1  

Le 27 avril dernier, dans le 19/20 national de France 3, un court reportage annonçait un partenariat inédit : celui de la start-up de biotechnologie américaine Climax Foods Inc. avec le Groupe français Bel, « acteur majeur de l’alimentation saine en portion »2 , connu pour ses célèbres Babybel® et apéricubes® aux saveurs toujours plus inclusives (jambon cru, poulet grillé, foie gras et poêlée de saint-jaques, le paquet « soirée de filles » ou « éclats de graines »). Ce partenariat « visant, grâce à l’IA, à créer une nouvelle génération d’alternatives végétales au fromage, vise à répondre aux principaux enjeux de la transition alimentaire : allier plaisir, nutrition et réduction de notre empreinte carbone. »3 Le mariage de l’industrie agro-alimentaire et de l’IA est acté, dans une double optique écologique et sociale : de réduction de l’impact des activités humaines sur notre environnement et d’alimentation des 10 milliards d’êtres humains annoncés d’ici 2050.

Au moment où Piletlenormand réagit à cette nouvelle sur le site internet de France info (« Ces ersatz resteront le summum de l’imondice ») et où « Mêmepasvrai » cherche des allié·e·s (« Avez-vous, vous aussi, l’impression que le monde part en vrille ? »), Samir Mougas sculpte des distributeurs alimentaires, laissant aux formes elles-mêmes la possibilité de commenter notre présent et son futur proche. Pour réaliser cette série de sculptures intitulées Future machine for human food, Samir Mougas, habitué à passer par une première étape en 2D, notamment à travers une pratique quotidienne du dessin, a utilisé le générateur d’images Prompt. Il a cette fois-ci eu besoin de fabriquer, à l’aide de mots-clés, une banque d’images de distributeurs alimentaires algorithmiques pour nourrir son propre imaginaire. Il a ainsi produit des dizaines et des dizaines d’images, et plus on avance dans le fichier de ces images-sources, plus les machines, aux allures d’abord vintage de frigo Smeg®, disparaissent sous des montagnes de bouffe, des McDo’® en déluge, des trucs sous cellophane : ça s’aseptise ou ça dégueule.

Les sculptures, que j’ai découvertes à l’atelier au cours de l’été, deux mois avant le début de l’exposition personnelle Intelligence ambiante4 de l’artiste au Carré d’Art de Nîmes, étaient immaculées. Aucune miette, aucun aliment, aucun signe d’une utilisation quelconque, ni passée, ni à venir. À l’exception de l’une d’entre elles, peinte en verte, « à la texture veloutée », les autres étaient encore blanches, crémeuses, dans l’attente de leurs mises en couleurs. Aujourd’hui, elles sont bleue, orange, rose. La verte n’a pas changé. Toujours monochromes, elles sont désormais recouvertes de couleurs industrielles, celles qui recouvrent également les machines agricoles de fabrication et transformation d’aliments pour volailles et porcs - voire celle de la chair à cochon elle-même.

Les sculptures de Samir Mougas ne sont pas fonctionnelles et n’ont pas la prétention de l’être. Elles sont avant tout un agencement de formes, de matières et de gestes relié par la peinture ; un support à l’imaginaire. En cela, elles seraient peut-être, à l’instar des Large Language Models, ChatGPT en tête, des machines prédictives d’un monde possible qui, comme ces dernières, accumulent les données du monde et les associent en s’y référant, sans jamais faire référence.5 Ainsi, côte à côte et sans ambage se retrouvent les silos, entonnoirs, conduits et structures tubulaires des robots de cuisine et de l’industrie (mécanique, agro-alimentaire, pétrolière…), la machine digestive de Wim Delvoye ou encore les sculptures des Frères Stenberg comme celles de Katarzyna Kobro. Il est intéressant d’ailleurs d’observer le voisinage de ces sculptures prédictives avec le constructivisme qui avait pour projet de rapprocher l’art des objets produits en série. Les Future Machine for human food, contrairement à ce qu’indiquent leur nom, ont quelque chose à voir avec les chaines de montage des temps modernes6 - auquel participe leur agencement dans l’espace segmenté. Elles répondent en ce sens au nom d’objets desaffectés que donne Samir Mougas à ses productions sculpturales. Elles portent déjà en germe l’idée de la ruine, d’une chose qu’il conviendrait de délaisser. « Même si, précise l’artiste, elles ne sont pas aussi désaffectées que d’autres ». Et dans ce « même si » de l’artiste, j’entends, peut-être à tord, que ces objets là retrouvent de l’affect et par là, un certain pouvoir, critique.

Si l’intérêt de Samir Mougas pour la technologie, et plus particulièrement pour les machines - mécaniques, électroniques, informatiques - , leurs formes, et la manière dont elles affectent l’histoire est évident pour qui est familier du travail de l’artiste, celui pour la nourriture est plus récent et moins systématique. Il s’est toutefois manifesté ouvertement dans la série des céramiques émaillées Hard Edge Soft Core (2019), moulages d’enjoliveurs de voiture qui accueillaient pour certaines, une ou plusieurs saucisses, elles aussi en céramique. Accrochées au mur et pouvant, de la sorte, rappeler les tableaux pièges de Spoerri, l’association saucisse/pièces de bagnoles tunnées pointe toutefois, d’une manière caricaturale, la dimension masculine et sexiste au coeur de l’univers techno-militaro-industriel de la science-fiction, de l’héroïc fantasy et du capitalisme ambiant dans lesquels puise l’artiste. Et si se frotter à la production de nourriture - en ce qu’elle relève des tâches productives voire reproductives - était une manière d’en sortir ? La version végétale du Babybel® serait-elle à la Knack, ce que la théorie de la fiction-panier d’Ursula K. Le Guin7 est à la science-fiction ? Avez-vous encore envie d’y croire ?

Parmi les sculptures de la série Futur machine for human food, l’une est composée d’une saucisse qui tient lieu de sourire et d’une visière argentées. À l’intelligence ambiante du monde comme il va, Samir Mougas répond par un regard aveugle et un sourire narquois !

Claire Kueny,
enseignante, chercheuse, critique d’art,
née dans la région des Knack, vit et travaille dans celle d’où vient le Babybel

  1. https://www.francetvinfo.fr/sante/alimentation/alimentation-l-intelligence-artificielle-au-service-des-fromages-vegetaux_5795126.html
  2. Sur le site du Groupe Bel : https://www.groupe-bel.com/fr/newsroom/news/le-groupe-bel-et-climax-foods-inc-annoncent-un-partenariat-pour-creer-des-alternatives-vegetales-indiscernables-des-fromages-grace-a-lia/
  3. Ibid. Nous soulignons en italique, la répétition, pour noter le nombre de « visées » de l’entreprise Bel.
  4. Ce titre est aussi celui d’un papier-peint fait de dégradés noirs et blancs, réalisé par l’artiste pour l’exposition, que l’on découvre sur les murs, à l’arrière-plan des sculptures.
  5. Cf. les écrits du philosophe Philippe Huneman, La société du profilage. Évaluer, optimiser, prédire, Paris, Payot, 2023. Et sur AOC média : https://aoc.media/analyse/2023/06/26/le-monde-selon-gpt-2-2-mais-de-quoi-donc-parle-t-il/
  6. En évoquant des temps modernes, je pense au film éponyme de 1936, en particulier à la scène où une machine nourricière défectueuse alimente trop vite, trop peu et en le maltraitant, Charlie Chaplin, devenu le cobaye des industriels.
  7. Ursula K. Le Guin, « Théorie de la fiction-panier », (1986), dans Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires, aux Éditions de l’éclat, p. 197-204.