Laurent
Duthion

07.02.2018

Faits divers

Entretien avec François Quintin, in Brontosaurus et associés, Editions Camac, 2007

François Quintin : L’exposition au centre d’art Camac succède à une expédition en Antarctique à laquelle tu as participé 1 . Tu étais artiste invité de cette expédition scientifique. Ton travail s’inspire très directement de recherches scientifiques. Les quelques e-mails que tu m’as envoyé de là-bas m’ont un peu fait partagé l’exaltation incroyable qui a été la tienne.
Il s’agissait principalement pour toi d’un travail de prélèvement d’odeur, comme la recherche d’un degré zéro. Tu connais certainement cette anecdote selon laquelle les fameux 4’33, l’œuvre silencieuse de John Cage aurait été inspirée par son expérience à Harvard dans une chambre anéchoïque, qui conditionne le silence absolu, où les palpitation du coeur et le sifflement qu’il prenait pour des flux nerveux (qui étaient en réalité probablement des acouphènes) lui ont révélé un état d’écoute intérieur, une musique essentielle de notre conscience attentive, se cherchant au milieu d’un vide dès lors habité. Pour toi qui as travaillé tant sur l’odeur, quels pressentiments as-tu de l’influence de ce voyage et tes attentes sur tes recherches ?

Laurent Duthion : Le travail sur l’odeur constituait la partie déterminée de mon travail sur place. Dans un premier temps, je me suis informé sur les possibilités de trouver des odeurs à Dumont d’Urville, sur le littoral antarctique. Il n’y a pas de plantes et les odeurs les plus facilement discernables pour le nez humain sont d’origine animale, l’une des plus intenses étant celle de la fiente de manchots. C’est même assez surprenant quand on arrive là-bas, même s’il faut être relativement proche des manchotières pour les sentir, leur intensité odorante est tout à fait saisissante, mais on finit par s’y habituer. Si l’on devait faire une image olfactive de Dumont d’Urville, cette odeur constituerait la majeure partie du mélange, on y ajouterait quelques odeurs liées à l’activité humaine et quelques effluves minérales et maritimes plus ténues.
La présence de pétrels pendant l’été austral m’a aussi convaincu de la présence d’odeurs sur place, l’odorat étant un sens particulièrement développé chez ces oiseaux.
Il y a donc des sources odorantes fortes dans un environnement général olfactivement pauvre car froid, venté, peu propice au développement de la vie et avec beaucoup de rayonnements UV. Ce qui était saisissant c’était cette sectorisation stricte des zones odorantes dans un espace par ailleurs presque inodore, tout au moins pour nos capacités olfactives limitées. J’ai donc fait des prélèvements du plus intense au plus subtil, comme une sorte de dégradé olfactif. J’ai aussi prélevé des odeurs sous marines comme celles du krill ou de différents phytoplanctons.
L’idée initiale qui m’a orienté à travailler sur des odeurs de l’Antarctique était la recherche d’une matière difficilement saisissable tant matériellement que par la pensée. Il y avait aussi quelque chose de l’ordre du droit qui m’a motivé. Les odeurs échappent aux lois, elles sont l’une des rares matières à ne pas rentrer dans la législation d’import-export décidée pour préserver l’Antarctique. On n’a pas besoin de papier ou d’autorisation pour faire ce genre de prélèvements. On vient avec ses propres odeurs et on repart avec d’autres.
Ce travail sur les odeurs était le seul élément déterminé de mon séjour, le reste consistant surtout à comprendre ce qui m’entourait par mes propres observations et en participant aux recherches sur place, j’ai notamment beaucoup suivi le programme d’ichtyologie côtière ICOTA 2 .

Je suis très intéressé par cette idée qu’une partie des éléments du monde comme les odeurs, dont les molécules sont analysables, échappe pourtant à la législation. Il se pourrait donc qu’il y ait des espaces de pensée non légiférés.

Pour les odeurs, les législateurs essaient bien sûr de faire leur travail. Ça passe par le droit de propriété et par d’autres possibilités dont ils disposent. De façon juridique, l’odeur est difficilement considérée comme une chose «concrète», d’où la difficulté de légiférer dessus, et l’analyse moléculaire pour palier à ce manque de corps ne sera sans doute applicable qu’aux odeurs les plus simples mais bien sûr il sera très difficile de la mettre en œuvre à grande échelle pour limiter la libre circulation des odeurs.
Concernant la pensée, c’est sans doute à elle de trouver et d’inventer les moyens et les lieux hors législations de sa propre expression. Même l’académisme le plus attardé contient les germes de sa propre révolution, la difficulté étant toujours de s’émanciper radicalement du connu.

L’exposition que tu projettes sera à deux pas d’un jardin botanique, un lieu d’une complexité olfactive incroyable. Comment anticipes-tu cette transition ? Les deux lieux seront relatifs à un travail sur l’odorat ou tout au moins à l’importation dans le lieu d’exposition de certaines de leurs odeurs mais suivant deux modes différents. Avec l’équipe du jardin botanique de Marnay nous préparons un buffet pour le vernissage à base de plantes étranges et de fleurs. Les éléments sont bruts ou préparés (sorbet, salade, mousse…), le vernissage est donc une partie de mon travail pour cette exposition. Pour l’Antarctique qui reste difficilement accessible contrairement au jardin qui est à deux pas du centre d’art, ce sera plus exclusivement d’ordre olfactif, un simple vaporisateur à poire sera mis à disposition des visiteurs 3 , l’odeur qu’il diffusera sera le seul élément de cette présence polaire.

Pour rester un peu sur les odeurs, je me souviens de cette pièce que tu as réalisée en 2000, l’Homo Olfactus 4 , un masque en élastomère qui embrumait la vue, et dont un nez en trompette permettait la concentration vers la perception des odeurs, y compris celle que l’on produit 5 dont la longueur de l’appendice nasal a été déterminée pour qu’une personne de souplesse moyenne puisse sentir chaque cm de son corps. »Laurent Duthion, dans Symétrie de Dilatation, 2001.]. Il me semble me souvenir dans ton argumentaire que la perception des odeurs fait appel à un aspect du cerveau en relation avec nos lointains ancêtres les reptiles 6 . Il y a souvent dans ton travail une façon très particulière de remettre en cause ou questionner la structure naturelle des éléments (la musique moléculaire 7 , le goût du sucre 8 , la forme des tomates 9 …).

L’intérêt est sans doute de trouver des modes multiples de préhension du « réel », ou plutôt de ce qui formule la vie et le monde dans lequel elle se développe. Ces choses sont dépendantes de ce qui les compose et de nos capacités à les ressentir, à les conceptualiser, à les penser.
D’une façon générale je ne me place sans doute pas sur le même plan que les résidus du déterminisme - étonnamment présents dans la biologie actuelle - et sur une volonté de maîtrise. Dans le choix de devenir artiste il y a souvent le désir de faire autre chose que de s’asseoir dans ce qui est établi, sans doute par curiosité. En fait, j’ai choisi d’éprouver et d’expérimenter, après les questions ce sont des choses plus personnelles que chacun se pose à lui-même. S’il y a une causalité entre ma production et ces questions, elle est sans doute liée à l’indétermination de mon travail et à une relative instabilité.

Ta position en tant qu’artiste est très fondée, précisément parce qu’elle ne se réclame pas des archétypes de l’artiste moderne. L’art est fondamentalement indéterminé et ce qui m’intéresse le plus dans les travaux qui s’appuient sur l’expérience scientifique c’est que la démarche puisse également inclure l’erreur, l’excroissance de forme ou de sens, l’inattendu, la «sérendipité» 10 . Quelle place attribues-tu à l’erreur ou à l’incertitude dans ta recherche ?

L’exploitation inventive de l’inattendu et de la dérive de mes propres recherches ou de celles des autres est un élément très important de mon heuristique. J’utilise même souvent un principe de pseudo-sérendipité, une forme de méthode propice à faire surgir les glissements divers et les résultats ou excroissances pouvant sembler hors de propos dans l’objet initial. C’est une méthode qui satisfait beaucoup plus ma curiosité et mon désir d’inconnu qu’une méthodologie puriste qui ne s’attacherait qu’à son but initial, égalisant toute aspérité. Je suis très attentif aux petits débordements et les relations entre les différents champs de connaissance que j’opère contribuent souvent à les multiplier dans une recherche qui finit par se délirer elle-même.
D’une certaine façon ce champ extrêmement large produit sa propre sérendipité par les liaisons et les associations faites qui ne sont pas contre nature mais plutôt non conventionnelles.
L’erreur consciente ou inconsciente a pour moi un rôle très distinct de la dérive ou du résultat inattendu et bien sûr dans les champs scientifiques elle reste un élément à part mais aussi multiple (outil de démonstration, de fraude, échec…). De mon côté, je suis éloigné de toute scientificité et mon travail en collaboration implicite ou explicite avec les scientifiques va des secteurs les plus reconnus officiellement aux plus spéculatifs et expérimentaux. Dans ces deux derniers, ce sont les capacités conceptuelles ou la valeur de l’expérience détachée momentanément d’une démonstration purement raisonnable qui notamment m’intéressent.
Il n’y a pas d’intégration de l’erreur dans mon travail mais je peux l’exploiter d’une manière ou d’une autre. Elle peut être par exemple à l’origine d’un projet comme ça a été le cas pour la tomate cubique Paradajz qui était sensée exister depuis les années 80 suite à la maladresse d’un journaliste et dont le projet a consisté à passer de la fiction à la réalité par la réalisation de ce fruit légume d’une forme inédite.
Mais plus en amont de la conception, l’erreur interprétative ou la fraude peut aussi avoir une valeur exemplaire et opérer comme un extraordinaire stimulateur imaginatif. La paléontologie est très riche de ce côté-là avec par exemple le Brontosaurus qui a longtemps été considéré comme l’un des plus emblématiques et le plus lourd des dinosaures mais qui finalement n’a jamais existé, sa découverte n’étant en fait qu’un mélange de squelettes. Il y a aussi ce paléontologue chinois qui allait déterrer les fossiles enterrés par ses soins et qui provenaient notamment de stocks un peu oubliés du Museum de Pékin. Au-delà de l’anecdote, ces erreurs et ces fraudes peuvent apparaître comme les véritables constituants d’une méthode inventive.

J’aimerai que tu me parles également de ce vélo formidable qui ouvre des perspectives de réinsertion professionnelle inattendues dans le cinéma à Bernard Hinault ou Raymond Poulidor, ou même aux facteurs de la ville de Paris.

J’ai réalisé Caméra musculaire 11 en 2005, elle a été retouchée en 2007 avec l’aide de Cycleurope. C’est en fait une caméra Bolex H16 qui a été montée sur un vélo de ville afin que son fonctionnement et donc la prise d’images soient dépendants de la rotation de la roue avant. On a donc une caméra dont le cadrage est relatif aux inclinaisons et au mouvement du vélo et qui prend plus ou moins d’images suivant la vitesse à laquelle il se déplace. L’usage de ce vélo est plutôt d’ordre citadin avec une vitesse moyenne correspondant à 24 images par secondes étant aux alentours de 11 ou 12 km/h, soit la vitesse moyenne d’un cycliste en ville. A chaque fois que la vitesse passe au dessus de cette valeur cela se traduit dans le film par un ralenti, s’il passe en dessous, on obtient un accéléré lors de la projection.
Cette caméra est laissée à la disposition de cyclistes-réalisateurs qui peuvent être des artistes, des cyclistes professionnels ou toute autre personne voulant faire un film avec. Concernant les facteurs de Paris, je me souviens que c’est ton idée de confier cet outil aux brigades cyclistes de la Poste pour un projet de réalisation de films sur Paris et j’aimerai que ça se fasse. J’aime beaucoup cette idée de réalisation d’un outil de production et de sa mise à disposition.
Il y a une magie authentique dans les raccourcis que tu mets en oeuvre, que ce soit entre l’effort physique du mouvement comme moteur constituant de l’image (précisément) en mouvement, ou bien l’arbre dont les branches deviennent des cuillères, des crayons ou des pinces à linge, comme celui que tu montres au Camac 12 . Y a-t’il une forme rhétorique dans ton travail qui ferait effacer les stades de transformation du monde, comme des portes qui permettraient de passer d’un état naturel, à un état composé de la réalité ?

Oui, il y a sans doute quelque chose comme ça, pour certains projets en tout cas. Je ne me sens pas obligé à la poïétique, et d’une façon générale, si mon travail répond à un système ce serait celui du sur-mesure : chaque projet définit son mode de production et sa propension à rendre plus ou moins (ou pas) visible son processus. Sur les deux exemples cités, je me suis sans doute concentré sur le potentiel de transformation et de production a posteriori : les Xylocus sont des arbres vivants qui continuent à se développer après mon intervention et Caméra musculaire est avant tout destinée à faire des films qui seront marqués par son mode de fonctionnement. Par contre il y a un certain auto-engendrement dans mon travail, qui à une autre échelle peut renvoyer à la visibilité d’un processus de transformation.

C’est à dire ? Veux-tu dire que tu crées des systèmes qui dans leur principe t’échappent ?

Oui, ils m’échappent et d’ailleurs l’une de mes taches est d’organiser cette échappée. Mais, ce que je voulais dire par auto-engendrement - ce qui recoupe d’une certaine façon le principe de sérendipité - c’est tout simplement que mes travaux s’influencent les uns les autres et que beaucoup de mes produits peuvent apparaître comme des étapes, des études, des tests, des essais pour une autre chose à venir. Et ça n’a rien à voir avec une évolution.

Récemment a été traduit en français Un Manifeste Hacker de McKenzie Wark 13 . Il développe une philosophie du hacking, du piratage informatique. C’est pour lui une façon d’appréhender le monde en pénétrant des systèmes complexes par leur connaissance parfaite, non pas pour en profiter, mais pour les détourner à d’autres fins, que ces systèmes eux mêmes n’avaient pas envisagés. Je pense que tu es toi-même un hacker de la vie. Qu’en penses-tu ?

Si j’intègre un certain nombre de données techniques et scientifiques dans mon travail, plutôt que la connaissance parfaite des systèmes c’est la collaboration qui est un des outils essentiels à mes détournements. D’une certaine façon, c’est vrai que ma méthode de travail présente des analogies avec cette idée du hacking dans un champ élargi mais sans perdre de vue que mes produits artistiques s’affirment plus comme forme de pensée matérialisée que comme l’exercice d’une virtuosité. Dans ce sens, je veux bien être pris pour ce que McKenzie Wark appelle un hacker, quitte à hacker le hacking.

  1. Pour la quatrième année polaire internationale, l’Institut Polaire Paul-Emile Victor a lancé un appel à projet pour envoyer deux artistes sur une base scientifique en Terre Adélie. Dans ce cadre, Laurent Duthion a séjourné lors du premier trimestre 2007 sur les bases de Dumont d’Urville et de Cap Prud’homme.
  2. ICOTA est l’acronyme d’ichtyologie côtière en Terre Adélie.
  3. Gaz adélie (2007) consiste à la restitution hors corps et hors contexte à la restitution d’une odeur prélevée sur la côte antarctique. Le travail a été réalisé en collaboration avec l’entreprise IFF.
  4. Homo olfactus, 2000-2001.
  5. Homo olfactus narcissique, 2000-2001. « Une version […\
  6. « Le système de vases communicants opéré par ce masque entre la vue - troublée - et l’odorat - optimisé - permet d’accéder de façon privilégié à la zone cérébrale dite du rhinencéphale, vestige de notre cerveau reptilien et seuil hypothétique de la mémoire génétique. » Laurent Duthion, dans Symétrie de Dilatation, 2001.
  7. Musique moléculaire, 2001. « Les protéines sont constituées d’un ensemble d’acides aminés chacun émettant une onde de nature quantique appelée par Joël Sternheimer «onde d’échelle». Les vingt acides aminés existants ayant tous une «vibration» particulière, on obtient donc une véritable partition jouée à une échelle moléculaire dont les fréquences peuvent être transposées en notes musicales. La mélodie ainsi obtenue stimule la synthèse de cette même protéine lorsque la musique est jouée à l’organisme dont elle est issue, développant par conséquent l’effet de cette molécule sur celui-ci. Pendant ses recherches, Joël Sternheimer a aussi remarqué que l’harmonie de ces musiques protéiques pouvait parfois croiser le répertoire humain. C’est le cas notamment de La Chanson Des Pommes (une chanson japonaise très populaire de l’après-guerre), Love Me Tender ou 0 Sole Mio. Le passage titre de cette napoletanea composée par Di Capua et chantée entre autres par Tino Rossi, Dalida, Mario Lanza, Pavarrotti, correspond à la musique de la protéine ATP 6 du tournesol responsable en partie de la production de l’ATP et ayant donc un rôle fondamental dans la photosynthèse de cette plante. Dans un certain souci de réciprocité de cette découverte, le projet consiste donc à faire boire une musique populaire à l’échelle moléculaire sous la forme d’une solution protéique hautement diluée. De la musique pour les intestins… » Laurent Duthion, 2001 et 2004.
  8. Miraculine, 2006. Miraculine consiste en une poudre réalisée à partir du fruit du Synsepalum dulcificum qui à la propriété de créer une hallucination gustative en transformant l’effet acide en effet sucré. Ce produit est proposé notamment lors de vernissage.
  9. Paradajz, 2004-2005. Paradajz est une tomate cubique dont les deux premières récoltes ont été effectuées en 2004-2005.
  10. La sérendipité est l’exploitation de l’inattendu qui dans le cadre d’une recherche nous détourne vers un autre objet que celui initialement prévu. De nombreuses découvertes ont été faites suivant ce principe.
  11. Caméra musculaire, 2005-2007, collection de la Ville de Paris.
  12. Xylocus (version portable), 2005-2007. Xylocus (version portable) est un olivier vivant dont une vingtaine de branches ont été transformées en objets usuels tels que des pinces à linge, crayons, mikado…suivant une technique mise au point en 2004 avec l’aide d’un ingénieur de l’ONF.
  13. McKenzie Wark, Un Manifeste Hacker, éditions Criticalsecret, 2006, Paris.