Viser la tête
Selon la formule du critique d’art Jean-Pierre Criqui, l’art donne à penser en même temps qu’il donne à voir une pensée. Dès lors, comment interpréter celle de John Cornu ? Comment du moins saisir le sens de ses oeuvres et appréhender la nature du contexte qui les informe quand on les découvre dans l’exposition noires, géométriques, minimales, a priori donc peu loquaces, mais paradoxalement puissantes, violentes, voire pour certaines d’une cruauté paroxystique ? Pour Paul Ardenne, l’art de John Cornu a ceci d’élégant qu’il laisse le visiteur faire son propre chemin face à l’oeuvre en lui « ménageant une porte de sortie », sans s’imposer. Pourtant, difficile de ne pas saisir immédiatement le potentiel d’étrangeté morbide de l’exposition et des ses oeuvres quand le titre lui-même annonce déjà le pur champ de bataille qui se prépare : « Viser la tête », rien n’est plus clair. Au Parvis John Cornu propose un scénario sensible et mental qui réagit aux particularismes du lieu. On le sait, l’artiste travaille en étroite relation avec le milieu dans lequel il évolue. On dit de lui qu’il est un artiste « contextuel », qu’il s’attache aux réalités des espaces investis en agissant dans des univers bien concrets. Ainsi, « Viser la tête » évoque tout autant la violence, la paranoïa et le spleen ressentis par l’artiste lors de sa première visite dans le centre d’art que le devenir traumatique du lieu qui dans quelques mois verra ses murs littéralement tomber en raison des travaux engagés pour la réfection du centre commercial qui l’abrite.
L’ensemble de sa proposition est traversé par des forces contradictoires, d’un côté la radicalité des formes minimales et des codes de l’art conceptuel, de l’autre l’expression intense de la fureur et du désespoir des romantiques. Là, Lautréamont, l’enfant du pays, et Arthur Rimbaud avec son Dormeur du Val, s’invitent dans l’exposition et racontent en filigrane les guerres et les souffrances qui ravagent régulièrement l’humanité… Alors, rien n’est plus contextuel que cette exposition aux élans guerriers qui se déroule dans une ville de garnisons militaires.
« Viser la tête » joue donc de l’opposition entre des propos d’un sentimentalisme exacerbé et des formes d’une rigueur radicale. Bien entendu, les choses ne peuvent pas être aussi univoques et comme le dit John Cornu luimême « il n’y a pas le conceptuel d’une part et le sensible ou la forme de l’autre ». L’un est en effet indissociable de l’autre et c’est avant tout en mariant les contraires pour faire surgir de multiples sens en l’oeuvre que John Cornu exerce sa réflexion.
Deux ou trois principes rythment ainsi la « musique » de l’exposition : l’incolore, la vision, l’agression. « Viser la tête » est tout d’abord une proposition noire et blanche, achromatique précise l’artiste. C’est- à-dire qu’elle « laisse passer la lumière blanche sans la décomposer » comme en témoigne la scénographie de l’exposition mise en lumière par un éclairage à peine assombri. Ensuite, il y a les oeuvres, toutes noires, accrochées dans un presque white cube blanc et massif qui créent un effet visuel tout en dichotomie. L’ensemble résulte d’une réflexion sur une vision ou « un donner à voir » qui aurait procédé à une forme d’effacement ou d’aveuglement final. Les oeuvres en effet portent en elles quelque chose d’une épreuve, d’un mal interne. Elles expriment leur part maudite, celle qui résiste à toute interprétation immédiate et qui rejoue en les malmenant, parfois avec agressivité, les utopies modernistes (le bien vivre ensemble, les bienfaits des progrès technologiques…) et les codes de représentations des avant-gardes (néons, sculptures hermétiques, statements de monstration, protocoles de productions…) Dans le hall, La Pluie qui tombe, une série de 6 photographies, présente une kyrielle de petits points blancs dessinant des constellations sur de grands aplats noirs. L’ensemble crée un effet de sidération quasi hypnotique. Pourtant, contre toute attente, la cosmologie qui nous est donnée à voir n’est rien d’autre qu’une somme de simples gouttes de pluies tombant la nuit et photographiées au flash.Lui faisant face Macula, installation sculpturale d’envergure, provoque en nous un trouble perceptuel. Des châssis noirs semblent se fondre dans le mur qui les supporte, leurs contours sont irréguliers et atrophiés. L’effet produit par Macula évoque le symptôme d’une dégénérescence visuelle. Et l’oeuvre se présente pour ainsi dire comme le symbole d’un monde rendu malade par la vision déformée que nous avons du réel. Plus loin, le demi-niveau qui relie le hall au centre d’art, reçoit la pièce centrale de l’exposition qui non seulement donne son titre au projet mais organise également le display des oeuvres entre elles et le cheminement mental comme physique du spectateur à travers la proposition. Viser la tête possède de par son titre et ses dimensions un anthropomorphisme latent que John Cornu parvient à suggérer bien mieux qu’à travers n’importe quel type de représentation plus figurative.
Sur un mur noir, figure à hauteur de tête d’homme, une multitude d’impacts de balles tirées à bouts portants avec un fusil de Flash-ball. Une arme « à létalité atténuée » - un euphémisme - utilisée habituellement par les forces de l’ordre et dont les munitions de caoutchouc, des boules souples de 44 mm de diamètre, ne sont pas sans rappeler les dimensions d’un oeil. Ce mur des fusillés, réalisé in situ à l’issue d’une performance nocturne, résonne tragiquement avec la lente agonie des néons qui servent habituellement à éclairer l’espace d’exposition attenant.
Sonatine (Mélodie Mortelle) est une installation sonore et visuelle déjantée. Deux starters néons inadaptés à la puissance des luminaires détraquent littéralement « l’allumage » ordinaire de l’éclairage qui se met alors à crépiter et à clignoter. Sur ce, deux micros reliés à des amplis Marshall amplifient le phénomène et inondent l’espace d’un tumulte sonore et visuel. L’effet produit frise la crise épileptique et signe la fin d’un dispositif caractéristique de l’art minimal et conceptuel des années 60/70.
Au centre de l’espace, une autre pièce maitresse, Assis sur l’obstacle, se présente comme l’équation générale de l’exposition, articulée en trois axes, aux hauteurs, longueurs et profondeurs de l’architecture qui la reçoit. Elevés comme des barrières anti-char au coeur du centre d’art, 9 modules de bois peints en forme de croix de Saint-André inversées évoquent les sculptures minimales d’un Sol Lewitt, d’un Carl André ou d’un Robert Morris. Les sculptures sont en effet installées en ligne, méthodiquement espacées les unes des autres, parallèles ou perpendiculaires à l’espace selon l’ange devant lequel on se place. Bien qu’elles n’aient pas été produites pour l’occasion mais lors d’une exposition de l’artiste au Palais de Tokyo1 , elles peuvent être perçues comme des éléments appartenant à son espace propre, dans une logique de continuité de l’architecture du lieu. Massive et magistrale, Assis sur l’obstacle frappe par sa force de surgissement à la limite du traumatique. Dans le même registre guerrier, Brume, un nuage de chausse-trappes allemands, apparaît derrière l’installation. 350 étoiles, des armes trouvées aux abords d’un chemin, à fleur de terre, non loin de Verdun, sont suspendues en un mobile léger et élégant qui figure pourtant une explosion figée dans son mouvement meurtrier. Le mobile dialogue avec un néon intitulé Phénix, la reprise d’une de ses anciennes réalisations que l’artiste remet littéralement à plat en passant l’oeuvre sous le feu du chalumeau, comme pour en retrouver la forme initiale, la mémoire originelle. Installées à hauteur d’yeux, les deux oeuvres livrent une vision contrastée des horizons qui nous attendent.Une des pièces de l’exposition est une énigme. Discrètement accrochée sur une grande cimaise blanche, une petite marie-louise blanche pourrait passer complètement inaperçue. Pourtant, elle nous renvoie à une actualité traumatisante, celle du 11 septembre 2001. Il s’agit de Cut-Up une pièce à activer en présence d’un médiateur.Et le visiteur dans cet environnement coercitif ? Il est le héros maudit d’un récit à double fond qui oscille entre le sentiment de désespoir, la frénésie, la violence, l’affliction, les jeux guerriers provoqués par les oeuvres et la neutralité visuelle qu’elles cultivent. Mais il est surtout invité à être un acteur dans l’exposition, plus qu’un simple spectateur. En effet, dès la conception de ses pièces John Cornu prend en compte le visiteur à qui il tente de « rendre l’expérience disponible » : « Je préfère l’incertitude qu’une oeuvre trop explicite. Pour ce faire, je tente un transfert improbable avec un visiteur imaginé ou avec un horizon d’attente (pour reprendre l’expression de H.R. Jauss). Comme quoi, l’autre existe ”en creux” dans toutes mes réalisations. » La dernière oeuvre de l’exposition, Par la meurtrière, se découvre à rebours du sens de visite. Une marie-louise gris anthracite laisse apparaître une légère fente qui évoque le célèbre dispositif défensif du Moyen-Âge. Mais un miroir placé dans l’entre-ouverture renverse l’intention sécuritaire originale et c’est ici le visiteur de l’exposition qui devient le voyeur de son propre portrait, l’oeuvre exposant par ailleurs celui ou celle qui est censé(e) la regarder. Gageons que notre visiteur ne sortira pas tout à fait indemne de cette expérience plastique au contexte si assassin.
Magali Gentet, in Semaine 34.12, Revue hebdomadaire pour l’art contemporain n°309, Ed. Analogues, septembre 2012.
- « Assis sur l’obstacle » , commissariat Daria de Beauvais, Palais de Tokyo - Module 1, Paris. ↩