Hoël
Duret

25.02.2022

Hoël Duret

Par Ingrid Luquet-Gad
Catalogue personnel, résidence Saint Ange, 2020

Chez Hoël Duret, nous regardons le monde, un monde, ce monde qu’il brosse, par le prisme d’un narrateur embarqué. Ayant depuis longtemps renoncé à impulser le cap à son embarcadère, il se contente désormais de se laisser mener en bateau. Le souffle picaresque, l’entrain épique est bien là. Mais faute de direction, la conquête de l’explorateur finit en queue de serpent, et son trajet trace, plutôt que de fières incursions en terre inconnue, les infinis cercles concentriques de l’Ouroboros. C’est un fait : les grandes épopées d’antan ont fait leur temps. Ce n’est pas que la Terre aurait déjà été intégralement quadrillée, mesurée, arpentée et mise à plat, plutôt que les instruments de mesure ultra-perfectionnés dont tout un chacun dispose désormais ne font plus sens. Peu à peu, leurs résultats ont fini par sembler aussi absurdement poétiques qu’une suite de hiéroglyphes, comme s’ils alignaient à l’infini les réponses lacunaires à une question obsolète. Subrepticement, Google Maps a fini par se transformer en pierre de Rosette high tech. Et un beau jour, il a bien fallu s’en rendre compte : la prétention même d’organiser et de mettre à plat le réel est dépassée. Ce qui a changé entre temps, c’est la prise de conscience d’un inéluctable. Cela fait déjà longtemps que le rêve cartésien de se rendre comme maître et possesseur de la nature s’est dissout, sans cependant que notre manière d’habiter le monde ait pour sa part vraiment changé. Alors l’explorateur d’antan devient un voyageur à la dérive. S’il n’a pas encore renoncé au périple, il a fini par accepter qu’il ne décidera plus du trajet, devenant alors sorte d’équivalent humain du fameux tumbleweed des films western.

Hoël Duret écrit les récits picaresques de notre décennie finissante, celle d’une lente et confuse sortie de l’anthropocentrisme. Là, les loosers magnifiques ne sont plus uniquement des marginaux ayant décidé par refus des systèmes établis de se placer hors jeu. Ils préfigurent de notre sort à tous, humains diminués et désemparés, engourdis par l’habitude au long cours de conquérir et d’asservir, et désormais propulsés dans un monde à nouveau sauvage. Désormais, l’alternative est la suivante : s’allier avec les autres vivants ou s’étioler lentement avant de disparaître totalement. Dans un monde rendu à l’état de totalité inorganisée, ce « rythme-chaos ou chaosmos » évoqué par Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, 1980), les narrateurs de l’artiste sont tour à tour designer (La Vie Héroïque de B.S., 2013-2015), câble de fibre optique doté de conscience (UC-98, 2016-2018), journaliste reporter (Too Dumb to Fail, 2018), aventurier peureux (Life is old there, 2019) ou tout simplement, comme dans le dernier projet en date, artiste (low, en cours). Autour de l’armature d’un récit mené sur plusieurs chapitres, Hoël Duret vient brosser par petites touches un écosystème composé de multiples personnages et de leurs points de vue choraux. L’entreprise est totalisante, presque wagnérienne. Ces narrateurs, nous leur emboîtons à notre tour le pas. Nous nous laissons entraîner sous la mer parmi les méduses en plastique et les sirènes à la retraite (UC-98), à bord d’un paquebot infernal (Too Dumb to Fail) ou venons nous échouer mollement sur une plage (Life is old there). Ou encore, nous nous retrouvons propulsés dans un futur spéculatif alors qu’une crise écologique majeure vient d’éclater, qui teinte le jour de jaune et provoque l’afflux vers la Nouvelle-Zélande de richissimes réfugiés climatiques de la Silicon Valley (Drop out).

En 2015, The Atlantic publiait l’article « Climate Fiction : Can Books Save the Planet ? », diagnostiquant l’essor d’un nouveau genre de science-fiction, la cli-fi, tentant d’imaginer des univers soumis à diverses mutations écologiques et climatiques. Au cours des années 2010, c’est bien cette même tentative de créer des mondes, en anglais « worldmaking », qui se sera imposée comme une ligne de force, traversant aussi bien la création artistique visuelle que musicale. Unis dans l’effort de rendre sensible le changement, les deux registres tendent d’ailleurs à s’indistinguer. Chez les plasticiens, l’horizon du Gesamtkunstwerk s’impose à travers des simulations immersives qui s’affranchissent allègrement des coordonnées du white cube pour ouvrir sur un univers fonctionnant en totale autonomie – ainsi des vidéos de Cécile B. Evans, Jordan Wolfson, Ian Cheng, Ed Atkins ou encore Jacolby Satterwhite. Chez les musiciens, l’aspect visuel est de plus en plus intégré comme la partie insécable d’un tout. Dans un article paru en octobre 2019 entre les colonnes de Pitchfork, le critique Simon Reynolds diagnostiquait l’avènement d’une mouvance qu’il nommait « conceptronica », détaillant l’exploration similaire par des musiciens comme Chino Amobi, Lee Gamble, Amnesia Scanner, Holly Herndon ou le label berlinois PAN. Face à l’effondrement des repères théoriques permettant autrefois d’organiser la multitude et de s’y orienter, construire des mondes alternatifs et pluriels, spéculatifs et possibles, permet par la simulation et la fiction d’apprendre à naviguer les eaux troubles de l’incertain – et d’y trouver une certaine fascination pulsionnelle.

Chez Hoël Duret, cette aspiration se traduit par une vaste palette de médiums qui, tout comme les points de vue, ne sauraient se réduire à un seul. low, le dernier projet en date de l’artiste, poursuit le projet NFT pH<7. Si la vidéo Drop out (en cours), fournit l’armature narrative du projet, viennent également s’agréger autour d’elle des peintures, des gravures sur PMMA, des sculptures phosphorescentes et des aquariums en verre soufflé qui recomposent un environnement immersif. Comme point de départ à la fiction, celle que déploie la vidéo et que précisent les œuvres dans l’espace, il y a l’exposition NFT pH<7 logique (2019) organisée à la Fondation Louis Vuitton à Paris au début de l’année 2019. Ecosystème artificiel, hors-sol et connecté, l’installation venait connecter à Twitter une végétation cultivée artificiellement aussi luxuriante qu’hétéroclite. En fonction des données météorologiques publiées sur le réseau, un algorithme en activait en temps réel certains paramètres – son, lumière, brouillard et système hydraulique. Drop out, qui s’ouvre alors que l’artiste-narrateur vient de terminer son exposition et s’envole pour la Nouvelle-Zélande, pays où l’artiste réel tourne la vidéo à la faveur d’une résidence de quatre mois à l’Université Massey de Wellington. Mais voici que l’artiste et son double se trouvent tenaillés d’une irrépressible anxiété climatique. La technologie ne paraît définitivement plus en mesure de tenir ses promesses émancipatrices. Pour développer ses algorithmes, l’artiste n’a-t-il pas lui-même dû avoir recours aux modèles développés pour AWS, une branche d’Amazon ? Le constat est inexorable. Les grands groupes transnationaux remplacent peu à peu les cadres de régulation démocratiques, le règne absolu du profit accélérant l’action délétère de l’homme sur son environnement.

Rien cependant n’autorise encore un pessimisme définitif. La prémonition du pire peut encore être chassée d’un revers de main. Les mauvais augures sont là, les signes prolifèrent. Mais ces présages, il reste encore possible de les mettre sur le compte du délire individuel et collectif, ou du pessimisme morbide des fins de siècle. Lorsqu’atterrit le narrateur de Drop out, une crise écologique majeure vient d’éclater et un épais brouillard jaune mange le ciel de Wellington. Déjà, les plus riches de la planète commencent à y ériger des villa-bunkers privatives. Les autres, à l’instar de la bande de désoeuvrés que rejoint le narrateur, errent sans but et sombrent lentement dans un état second. On ne sait encore s’il s’agit d’hallucinations (produits ? ennui ?) ou si le réel lui-même se décolle définitivement du paradigme jusqu’alors considéré comme établi. Dès le prologue venant mettre en exergue le processus de fabrication du film, la fiction s’est insidieusement rapprochée du réel. La climate-fiction n’anticipe plus de possibles futurs, elle se niche au creux de l’espace-temps que nous habitons. S’il y a plusieurs mondes, c’est qu’ils semblent désormais superposés et imbriqués, venant feuilleter une sorte de présent perpétuel kaléidoscopique. L’impossibilité de distinguer une perspective ou une ligne de fuite unique fait alors planer le spectre d’un relativisme absolu. Copernic était-il lui aussi fou, fiévreux, drogué ?

Par rapport à ses congénères engagés dans la création de mondes, Hoël Duret ajoute une dimension qui lui est propre : le trajet, le voyage et le parcours, ou à défaut de leur réalisation effective, l’idée fantasmatique de l’ailleurs. « L’apocalypse n’est pas quelque chose qui vient. L’apocalypse a déjà touché une partie considérable de la planète, et ce n’est que parce que nous vivons au sein d’une bulle d’incroyable privilège et d’isolement social que nous pouvons encore nous permettre le luxe d’anticiper l’apocalypse », écrivait déjà Terence McKenna, figure de la contre-culture américaine des années 1990. Aujourd’hui référencé par nombre d’auteurs à l’intersection entre l’écologie et les nouvelles technologies, son constat s’applique méticuleusement aux récits de l’artiste. L’inégalité sociale face à la crise climatique est explicite avec Drop out, mais plus généralement, tous les narrateurs finissent à leur manière par réaliser qu’ils vivent dans une bulle. Le conditionnement est parfois socio-économique, mais dans la plupart des cas, il est surtout mental, hérité des schémas de pensée qui structurent obstinément notre perception du monde. La trajectoire prend alors la forme d’un récit initiatique dont la structure est proche de celle des mythes et des contes. Lorsque nous emboîtons le pas au narrateur, nous sommes à notre tour sommés d’effectuer le même cheminement pour dire adieu au confort ouaté de l’habitude. Nous devons ainsi enclencher notre propre transition et ce faisant, laisser derrière nous telle une mue la perspective anthropocentrique des grands systèmes de pensée cartésiens et coperniciens.

Dans les écosystèmes pluriels de l’artiste, il est fréquent que des éléments inanimés accèdent au statut de personnages. Il y avait le câble de fibre optique sous-marin ou le tuyau de plomberie, il y a désormais, dans Drop out, la villa-bunker de style moderniste qui se transforme en monstre inquiétant ou en monolithe irradiant. Souvent, ces entités conscientes et sentientes viennent voler la vedette au narrateur, sommé d’apprendre à se considérer comme un simple vivant parmi une multitude d’autres. La survie de tous en dépend. Que la terre soit habitable n’est en effet pas une propriété géophysique mais un processus de boucles récursives impliquant l’ensemble de la vie, exigeant que soient esquissés des réseaux de coopération pour la maintenir sur une longue durée malgré les transformations. Cette interdépendance n’est pas une réaction à la crise, elle a toujours été la condition de survie de tout biotope. L’idée est avancée par le climatologue James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulies en 1970, qui s’associent pour tenter d’asseoir ce que d’autres scientifiques avant eux évoquaient déjà. Sous le nom d’ « hypothèse Gaïa », ils avancent que la Terre serait un système physiologique dynamique, où l’ensemble des êtres vivants forment un super-organisme auto-régulé à l’échelle de la planète – Gaïa. A l’époque encore entourée de soupçons de vitalisme (la Terre aurait une « conscience »), Bruno Latour reprendra l’idée à son compte pour l’adresser à nos contemporains en tant qu’expérience de pensée. On notera alors l’importance de l’imaginaire fictionnel, la croyance certes primitive à l’existence d’une Terre-déesse, Terre-mère, Terre-personnage, demeurant la meilleure manière d’éveiller l’empathie et à travers elle, le changement.

Les espaces fictionnels multi-spécifiques sont autant de lieux d’apprentissage affectif de ces nouveaux réflexes symboliques et critiques. Comme au sein d’un jeu vidéo immersif, le spectateur passe par plusieurs paliers successifs. Il est d’abord intrigué, désorienté, perplexe. Il voit le narrateur, symbole de l’ancien monde, s’abîmer dans la léthargie ou le délire, et ne pas parvenir à s’adapter. Pendant ce temps, le spectateur, lui, commence progressivement à se prendre au jeu. Il faut dire que l’intrigue que tisse Hoël Duret est captivante, et ses environnements régis par les préceptes de la Deep Ecology et de l’Ontologie Orientée Objet finalement plutôt accueillants. Peu à peu, le processus de conquête enclenché face aux espaces inconnus se transforme en connivence spontanée. Tout espace est un espace produit, écrit en 1974 Henri Lefebvre dans La production de l’espace, un espace traversé de logiques de pouvoir et de domination. En mouvement et en reconfiguration permanente, les écosystèmes d’Hoël Duret s’y soustraient d’emblée. On apprend alors à les habiter en locataires plutôt qu’en propriétaires, et à y tisser des rapports horizontaux d’échange avec les artistes-tumbleweed, tuyaux-personnages, villa-bunker-monolithes. Car résister, et se débattre seul, ce serait étouffer sous ce brouillard jaune descendu envelopper tous les vivants sans exception. « De la même manière que le féminisme et la théorie post-coloniale ont insisté sur le besoin de subjectivités multiples, le processus critique de la spatialisation géographique insiste sur l’habitation multiple des espaces à travers les corps, les relations spatiales et les dynamiques psychiques », assène à son tour Irit Rogoff dans Terra Informa (2000). Son constat doit désormais être élargi aux non-humains, et les univers d’Hoël Duret en sont en quelque sorte les simulateurs.