Dans le tableau
La peinture est un exercice mental et physique qui, selon les époques, les finalités et les idéologies qui la suscitent, celui ou ceux à qui on la destine, son propos et son sens, se joue soit à petites touches, du bout des doigts, à la dimension de la scription, soit à la souplesse du poignet, soit encore par toute l’extension du bras déployé (mise en valeur du geste), soit enfin comme un acte qui engage tout le corps.
La peinture d’Elsa Tomkowiak relève de cette dernière catégorie. Elle se caractérise par son ampleur, une voluptueuse expansion de la couleur dans le lieu qu’elle investit, donc une mise en situation du corps dans l’oeuvre. Mis à part le propos purement décoratif, les rapports de la peinture au mur (Van Doesburg, Ryman), et les rapports de la peinture à l’espace architectural et au corps ont été l’objet de bien des manifestes et bien des expériences depuis le début du XX° siècle. (Dès l’avènement de l’abstraction, le néo-plasticisme prônait la disparition de la peinture de chevalet dans l’environnement vital, et plus près de nous, dans plusieurs oeuvres d’Imi Knoebel ou d’Olivier Mosset, le tableau et le mur se confondent). La plupart des artistes qui ont abordé ces questions se sont également efforcés de mettre en adéquation le geste et l’outil, délaissant souvent les instruments traditionnels, brosses et pinceaux. (Dripping, soaking, imprégnation, projection, dispersion etc.) Enfin, nombre d’entre eux ont conduit cette logique jusqu’à l’élimination de la matérialité du tableau au profit de la couleur pure, c’est-à-dire du pigment ou encore plus simplement de la lumière. (Cruz-Diez, Irwin, Turrel). Quant aux variantes du pénétrable des années soixante, telles qu’on les trouve chez Hélio Oiticica ou dans les parcours du GRAV, elles visaient une fonction ludique ou sociale de l’oeuvre qui ne correspond plus, du moins sous cette forme, aux préoccupations actuelles.
Elsa Tomkowiak appartient à une nouvelle génération d’artistes qui entrent dans la pratique de la peinture avec la pleine conscience de ce qui s’est joué sur ce territoire depuis les avant-gardes modernistes jusqu’aux multiples avatars du tableau dans les années 60-70 et qui savent profiter pleinement de tous ces acquis. Ses derniers projets, en gestation dans l’atelier, sont à l’état provisoire d’oeuvres en deux dimensions et combinent les techniques de la photographie et du dessin rehaussé de couleurs. Une forte aspiration pour le travail en extérieur s’y révèle. La peinture s’épanche dans le paysage ou envahit des sites en déréliction. Ces projets semblent s’orienter vers une espèce de fusion entre la poussée végétale et la pulsation chromatique qui s’y propage, y prolifère.
En attendant, depuis quelques années, les réalisations de grande envergure se succèdent : Dans un espace conventionnel comme la salle d’exposition de la Maison de la Culture à Bourges (janvier 2008) ou dans un espace naturel comme les hortillonnages ( marais horticoles) d’Amiens (juillet 2010), l’oeuvre est une entité autonome qui emplit le lieu d’un bloc hérissé de couleurs, ou un volume qui s’y déplace. Le spectateur ne peut en saisir que l’extérieur. Il tourne autour ou -dans le cas de la structure flottante d’Amiens- c’est la pièce qui tourne sur elle-même au gré des vents. Dans l’autre cas de figure, celui où l’on peut pénétrer dans l’oeuvre, la friche RVI de Lyon (Mai 2006), l’usine de Mehun-sur-Yèvre (février 2008), le pavillon des sources à Pougues-les-eaux (Mai 2008) ou la salle de l’ESAM à Caen (Mai 2010), la peinture engendre une mutation du lieu : des strates de couleurs le restructurent, le remodèlent, le transforment. Il n’y a plus séparation du lieu et de la peinture. La peinture devient le lieu. On ne pénètre plus dans un espace qui abrite ou présente la peinture, on pénètre dans la peinture et l’on y déambule. Mais contrairement à ce qui se passe par exemple chez Katharina Grosse -l’amplitude d’action des deux artistes étant comparable- le lieu lui-même ne va pas directement porter la couleur, sinon partiellement. C’est une structure qui y prend place. Bien sûr, la composition s’élabore à partir d’une réflexion sur la configuration du bâtiment qu’elle va investir. Mais qu’elles tendent du côté de l’installation et de l’environnement ou du côté du volume et de la sculpture, les constructions d’Elsa Tomkowiak restent avant tout des peintures manifestement rattachées à la pratique historique du tableau. De la toile subsistent des plans rigides ou des membranes souples, dans un premier temps brossées au sol de l’atelier, et qui portent la couleur recto verso.
Les traces de la brosse animent le plus souvent ces surfaces monochromes. On peut donc parler d’une subsistance de la touche. La structure qui tend les bâches ou qui positionne les panneaux dans l’espace est faite de tasseaux de bois ou de profilés métalliques qui s’apparentent aux matériaux dont on fait les châssis. Enfin, l’assemblage, la juxtaposition des strates colorées, assurent la combinaison des couleurs selon un véritable mode de composition. La technique d’Elsa Tomkowiak relève donc tout à la fois d’une activité constructrice dans l’espace et d’une activité picturale presque traditionnelle. La composition picturale prenant la forme d’un environnement, le spectateur est tout naturellement invité à y pénétrer. Mais si le corps est alors impliqué dans la peinture par sa position spatiale et par la perception des couleurs, l’artiste ne cherche pas à provoquer d’autres sensations physiques, comme on avait pu le faire dans les années 60, en modifiant la texture du sol et en multipliant les perceptions tactiles. Elle ne cherche pas non plus à provoquer un effet régressif chez le visiteur, quoiqu’il ne soit pas rare d’entendre dans le public, évoquer la sensation fantasmatique d’entrer dans un antre matriciel. Réflexion qui ne manque pas de surgir lorsque la succession des strates colorées souples forme une sorte de grotte ou de tunnel. Cependant, l’expérience proposée est essentiellement visuelle. Ce qui préoccupe avant tout Elsa Tomkowiak, c’est la rencontre avec la couleur, avec les couleurs franches, parfois stridentes, qu’elle élabore avec précision, avec délectation, et qu’elle combine de façon totalement subjective dans le sens où elle fait délibérément fi de toutes théories, traités et conventions.
L’oeuvre est porteuse de sensualité parce qu’elle est susceptible de communiquer au visiteur une part majeure du plaisir qui motive et stimule l’artiste aux prises avec la couleur, dans l’atelier. Mais aussi parce qu’elle est chargée d’énergie, qu’elle transmet une véritable dynamique. Que l’on entre dans le tableau ou que l’on tourne autour, la déambulation est un acte primordial. La composition par strates confère à la peinture une mobilité optique qu’accentue le mouvement du visiteur.
Les strates de couleurs, disposées de façon perpendiculaire au mur, forment une sorte de feuilletage à traverser. Nous percevons alors l’espace comme une trouée pratiquée dans une suite de gigantesques monochromes.
L’immersion à laquelle nous sommes conviés dans la substance même de la peinture produit un effet saisissant. Le rapport d’échelle entre l’oeuvre et le corps du visiteur est soudainement bouleversé par l’ampleur de la peinture qui s’est expansée aux dimensions de l’architecture. Lorsque nous y entrons, c’est en fait la peinture qui nous incorpore.
C’est comme si nous avancions dans un tableau géant dans lequel nous percevons simultanément chaque détail agrandi, tout en en appréciant l’économie générale de la composition.
Ainsi le tableau se déploie, s’anime, évolue et semétamorphose au gré du promeneur.