Sculpture physique
Delphine Lecamp travaille essentiellement le métal, ce matériau froid comme la mort qu’on qualifie aussi dans le domaine musical de black, death, heavy, trash ou hurlant. Bref, un mot très naturellement associé à la féminité et à la douceur. Si l’artiste accepte d’endosser le rôle d’artiste métalleuse et ses à-côtés sourdement connotés dans le monde de l’art contemporain, par contre elle n’est pas prête à oublier que les moyens de l’art sont aussi là pour faire voler en éclat les stéréotypes, parmi lesquels ceux de masculinité ou de féminité.
Delphine Lecamp aime la fusion, le métal porté au rouge, mais aussi l’aura glaçante du matériau, sa finesse et sa pesanteur, sa solidité comme sa vulnérabilité à la rouille. Elle parle d’acier doux. Dans cette nature bipolaire du métal se lit aussi en creux un autoportrait de l’artiste qui s’inventerait par l’échappée hybride. A la catégorisation binaire et déterminante qui semble échoir aux sexes et aux matériaux — virils ou pas, elle répond par l’ambivalence, le jeu avec la norme. Pour mieux revenir à une potentielle redéfinition de soi. Pour mieux revenir au corps.
Ce dernier n’est pas figuré en direct dans l’oeuvre : suggéré sous la surface symbolique que constitue le vêtement, il n’en demeure pas moins omniprésent dans cette production sculpturale. Une paire de Santiags taille 36, un Marcel pour midinette, une culotte géante, un jean ou une layette, un tablier de travail… Interfaces symptômes de la circulation entre l’intime et le public, ces vêtements de métal sont ici traités comme de fortes émanations identitaires. Ils posent des actes - ne serait-ce que le défi physique que constitue leur réalisation - comme ils posent la question de l’incarnation, en trompe-l’oeil et paradoxale, à la fois sensualité souple et figement statuaire, offrande et armure. Parfois le motif textile dérive vers l’accessoire - du tube de rouge à lèvre à la paire de Ray Ban, mais c’est la même histoire que file Delphine Lecamp : celle du genre (gender) convoqué en un tour de passe-passe, ici entre glamour du cosmétique érectile exacerbé par l’agrandissement d’échelle, et jeux d’occultation oculaire, déroute du regard. La sculpture Et donc de Reines poursuit cette évocation suggestive d’un corps ambigü, par la mise en scène des outils de l’artiste. Douze enclumes et marteaux déploient un paysage de forge ignorant des lois de la gravité, qui se lit aussi comme une oeuvre de propagande : une armada esthético-prolétaire à la légèreté insolente.
Dans cette recherche d’un langage formel à la fois massif et gracile, Delphine Lecamp collectionne les clins d’oeil, et multiplie — entre appropriation et relecture — les hommages affectifs à de grands noms de l’histoire de l’art. Son casting est pour le moins éclectique, même si mine de rien, s’y retrouvent certains axes obsédants (corps sexué/consomption/explosion/mort) : la Banane d’Andy Warhol, la Grosse de Niki de Saint-Phalle, le Sang de Gina Pane, l’Urinoir de Duchamp, les OEufs frits de Sarah Lucas, l’Allumette de Magritte, l’Explosion de Roy Lichtenstein, l’Araignée de Louise Bourgeois, le Zèbre de Damien Hirst… A première vue, ce corpus révèle une interrogation trouble sur le geste de reproduction, l’écart - creusé ou non - entre l’original et son double. Faire image, caresser l’oeil par la
familiarité mimétique et le savoir-faire artisanal bluffant, et en même temps, ébranler cette confiance par l’étrangeté des finalités. Car si Delphine Lecamp clame sculpturalement son admiration, elle le fait avec un humour parfois teinté de férocité. Qui peut tranquillement assassiner la toutepuissante Spider Mum ou décapiter le cultissime zèbre d’Hirst ?
Toutefois, ces gestes sont moins assassins et iconoclastes qu’inscrits dans la grande tradition des Vanités, ces natures mortes où la présence-absence du corps constitue souvent l’enjeu principal de la représentation. Cette manière générique de souligner la fragilité des apparences (Crâneuses) et de se libérer de l’angoisse de la mort révèle par ailleurs le souci de dénoncer joyeusement toute clause imposée ou bien oukaze institutionnel. La Fresh Théorie de Mark Alizart et Christophe Kihm devient chez Delphine Lecamp Métal Théorie, trois volumes qui pèsent une tonne et assument leur mutisme expressionniste ; et dans Concrete Floor, l’artiste fusionne l’image de la boule à facettes et du boulet que l’on fixait à la cheville des bagnards, pour une sculpture-oxymore qui reprend la question de la gravité et pointe avec humour le danger d’enfermement qui guette, parfois, derrière les paillettes du milieu de l’art.
De la Vanité comme principe illusionniste mettant en garde contre l’illusion : cette idée - du leurre et de l’apparence trompeuse - affleure encore dans la pièce la plus récente qu’ait produite l’artiste. Intitulée Prose, soit la forme la plus ordinaire du langage, elle représente trois capsules de Prozac surdimensionnées, posées au sol sur un cercle d’émail rose. Delphine Lecamp n’avait auparavant jamais travaillé le béton : elle le taille ici de façon classique, au burin et au marteau, de tout son corps. Autant l’objet référent est léger, lisse et plastique, autant ces capsules-là arborent une pesanteur rugueuse sous la laque qui les couvre, et témoignent là encore de l’incarnation d’un geste, à mille lieues de la Green Pill de Claes Oldenburg. Sur chaque pilule sculptée, on lit l’inscription Lilly, prénom devenu marque emblématique de ce médicament du siècle, consommé par une majorité de femmes. Mirage de bonheur, Prose est aussi une belle métaphore de la quête esthétique de l’artiste, qui désarme parfaitement le béton et glisse de l’existentialisme dans les courbes minimales et les couleurs pop. Entre la chair et l’esprit, entre suggestion et slogan, et de préférence là où on ne l’attend pas.
Eva Prouteau, 2012