Le gyrovague
« Elle fait des lettres qui dépassent de chaque côté les deux lignes à l’intérieur de quoi on doit écrire, ça dépasse en haut et en bas, ça touche les autres lignes, ce n’est pas droit. Mademoiselle dit, recommencez ». Il faut « […] mettre les mots en ligne droite ».
Dans sa trajectoire en France et dans le nord de l’Irlande, sa terre par sa mère, tout autant que dans ce que l’on peut observer de sa pratique artistique, il ressort que David Ryan refuse les camps et les écoles, les affiliations imposées comme les adoubements. David Ryan ne « recommence pas » et évite la « ligne droite ». Il craint les systèmes, les organisations hiérarchiques, les règles. Son travail, qu’il déploie principalement du geste de sa main dans l’espace de la feuille de papier ou au travers de vidéos, apparait tel un asile, le terrain hôte d’une indépendance chaque jour reconquise ; il y revient toujours, travaille compulsivement, et, grâce à cela, tient en surplomb des blessures du réel.
Il y a une forme d’organisation et non d’ordre dans sa démarche : depuis quelques années des blocs verticaux, assemblant plusieurs dizaines de dessins, scandent ses expositions. Ce qui les recouvre dépeint un monde en feu, incandescent, doux et nu, facétieux et tragique, en tous points réel. Les personnages conviés dans ce grand opéra visuel ainsi que chaque autre élément consigné (animaux, paysages, objets…) renvoient à l’histoire de l’Irlande ou bien à une situation et à une émotion vécues par l’artiste. Ici, ce qui a trait à l’imaginaire a pour fonction d’agencer, de déplier et de manifester une matière qui se trouve être exhaustivement tangible, celle qui façonne et découle de la vie singulière de David Ryan. Et, toujours, en chaque détail, se soulevant de l’étendue de la feuille, sourdent une nécessité et une force de résilience générées par cette vie singulière qui s’est frottée autant aux gouffres qu’aux pics.
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Dans la logique de cette voie qui recherche l’ouverture, il proposa à trois jeunes artistes – COLE, Elouen Bernard, Ninon Lacroix – de collaborer avec lui en accueillant des œuvres conçues pour cette exposition. Après un échange liminaire nourri, il se tint à distance de leurs gestations pour n’influer en rien. Celles-ci sont autant des brèches que des greffes ou des rencontres. Coline Le Moine propose la composition musicale que l’on peut recevoir dans la troisième salle. Celle-ci, avec la liberté qu’incombe à la poésie, construit un dialogue en incluant des éléments intimes et familiaux de la vie de David Ryan ; apparaissent entre autres sa chère tante Hannah et, bien entendu, des situations liées au conflit nord-irlandais. La nature y est aussi très présente, comme c’est le cas dans les dessins de l’artiste. Elle est pour David Ryan et COLE un secours, une totalité où l’on peut s’enfouir et gagner la paix ; elle est le pays des indépendants, des affranchis, des résistants… Œuvres d’Elouen Bernard, ce sont d’ailleurs deux « feuilles » qui permettent de rythmer l’entrée et la sortie de l’espace sonore envisagé par COLE. Les « feuilles » peuvent être appréhendées comme deux nouveaux dessins, réalisés avec des herbes faisant écho à la gestuelle graphique et au trait de David Ryan. Ninon Lacroix, enfin, propose une vidéo qui témoigne de rencontres avec des habitants de Belfast, dont la danseuse Oona Doherty et la première femme républicaine incarcérée du conflit nord-irlandais, Lise Mckay. Elle confronte le récit intime et historique de cette dernière à un répertoire de gestes tout autant banals et quotidiens que chargés d’intention de soin. Ils se vêtent d’une charge politique compte tenu de l’histoire de Belfast dans la seconde partie du vingtième siècle et du sort réservé aux habitants de la ville.
Alors bien sûr le conflit nord-irlandais, autrement nommé les Troubles, est une composante importante de l’exposition, une matière ultra-sensible que manie David Ryan. Durant plusieurs décennies, des divisions, des heurts, des attentats, des morts, des incarcérations, des grèves de la faim écrivirent le quotidien de très nombreuses personnes en conséquence d’une lutte contre un impérialisme. Le travail de l’artiste aborde le sujet des Troubles avec compassion et empathie envers les Irlandais, les républicains, pour certaines figures de l’IRA (l’Armée Républicaine Irlandaise), comme Danny Morisson que l’artiste connaît intimement. Il est évident que la période fut asymétrique: une puissance portant le soi-disant monopole de la violence légitime commit des exactions à ce jour impunies à l’encontre d’une population qui – se percevant légitimement comme envahie – se défendit et dut, quant à elle, rendre des comptes et payer un lourd tribut pour son usage de la clandestinité voire de la force et du meurtre.
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Ursula K. Le Guin parle de théorie de la Fiction-Panier pour déconstruire une tradition du récit linéaire centrée sur la figure du Héros : un personnage pivot qui envahit les scènes pour y installer son pinacle. Avec sa façon différente de raconter ces histoires dont les imaginaires modèlent en retour nos sociétés, l’autrice de science-fiction récuse ce démiurge pour recueillir dans son contenant littéraire des personnages, de manière horizontale, évoluant dans des mondes « […] tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions […]». La symphonie des hommes et des femmes, évoquée ici, résonne avec l’exposition Civil Hope où prolifèrent les dessins d’un même format équitable, une multitude de personnages enchâssés dans leurs destins, dans des situations ambigües et ouvertes. Grace à cette ouverture, David Ryan offre un espoir de possible réparation aux êtres malgré les chaos géopolitiques, familiaux et intimes ; le titre de l’exposition le souligne poétiquement, où « l’eau » et « l’herbe » ont manifestement plus de puissance que la « pierre ».
David Ryan nous montre certes principalement des dessins caractérisés par leur impétuosité graphique fascinante. Il serait cependant parcellaire de regarder l’exposition à cette aune-là simplement. David Ryan n’est pas un dessinateur. Ce qui compte, c’est l’entremêlement d’un ensemble d’actes et de choix artistiques : les collaborations et la constitution d’un monde de signes composites (feutres, néons, images en mouvement…) en prise directe avec le monde intérieur de l’artiste. Il n’y a aucun mensonge dans cette assemblée de signes mais une nudité complexe liée à un foisonnement de références. Il faut y trouver une vraie simplicité aussi : David Ryan évoque l’amour et la haine, les joies et les peines, les fondations et les érosions. Et, dans cet entrelacs, il ne cherche rien d’autre qu’à promouvoir l’espoir. Dans la situation de cette exposition à la maison Salvan, quelque chose du monde et des humains est aspiré par un regard puis expiré par des gestes artistiques sans perte de densité. Pour arriver à cela, il faut être affranchi, il faut être libre, il faut croire en l’horizon, il faut être gyrovague..
Paul de Sorbier, responsable de la Maison Salvan.