Keroman, ode à la réorganisation du monde
Que reste-t-il du bruit, de la fureur destructrice qui s’abat en 1945 sur Lorient ? Les bombardiers n’en finissent pas de pilonner ce dolmen de béton que l’organisation Todt a édifié à grands renforts de tonnes de ciment et de milliers de bras réquisitionnés. Le Mur de l’Atlantique a là l’un de ses plus imposants ouvrages. Il résistera en grande partie grâce à son imposante épaisseur composée d’un feuilleté de carapaces faisant autant de remparts. Lorsque cette pluie mortelle cesse de s’abattre, la cible est loin d’être détruite, l’infranchissable dôme de la base de sous-marins fera d’elle, comme de toute forteresse prise dans l’histoire, un vestige. Mais le goût des ruines n’affecte pas les plaies de l’histoire et, peu à peu, sur ce fossile de la Seconde Guerre mondiale, les hommes rebâtissent et réorganisent l’économie de la mer. À l’échelle de l’ouvrière comme de l’artisan, de l’usager et de l’employée, de tous ceux qui s’affairent aujourd’hui à Keroman ou ne font que traverser le site, l’histoire a fait place à l’effervescence de la pêche, des ateliers navals, aux événements culturels. Ressaisir le site dans son histoire et dans son actualité nécessite un point de vue, au sens propre du terme : prendre de la hauteur, décaler le regard, s’immiscer dans les interstices, prendre le temps, désirer comprendre. Comprendre cette force qui permet aux hommes et aux femmes de réorganiser le monde en quelques décennies.
Tout travail photographique sérieux possède les qualités d’un roman ou d’un film d’auteur : à travers la description d’une situation s’y réfléchit un rapport au monde. Avec Keroman, Daniel Challe dont l’œuvre le mène plus souvent dans les paysages ruraux et sur les traces des penseurs, a transporté son imposante chambre photographique sur un site qui n’est ni vraiment citadin, ni seulement industriel, mais portuaire. Le port, l’a-t-on oublié, est le masculin de porte : un passage (portus) et ses seuils. Keroman a son histoire, celle d’une transformation d’un lieu pittoresque fin de siècle en un port de pêche moderne dans les années 1920. On ne s’y baignera plus, le travail des ingénieurs transforme le petit port qui se doit d’accueillir des bateaux de plus en plus imposants en un équipement qui hisse Lorient au premier rang des ports de pêche de la façade atlantique avant-guerre. Dire que le lieu a une “âme” est donc peu dire, encore faut-il pouvoir le montrer en images. C’est-à-dire photographier au présent les traces de l’histoire comme les perspectives que dessine l’activité des hommes.
Le Keroman de Daniel Challe est une manière d’ode visuelle. Certaines vues célèbrent l’audace des architectes, d’autres la minutie des travailleurs, les espaces en travaux offrent au-delà du prosaïsme la force du devenir, certains coins relégués expriment par leur vétusté la réalité du temps qui passe, les portraits incarnent sans détour l’âpreté des journées de travail. La chambre photographique n’est pas un instrument anodin, c’est un outil qui conditionne un type de représentation réfléchie, aux antipodes de l’image volée et du regard furtif du reporter. Le photographe doit, bien avant de faire ses images, arpenter le site pour en comprendre la logique, rencontrer celles et ceux qui accepteront de poser, repérer les lumières et leurs effets sur les matières, concevoir en géomètre ce que l’imposante présence des bâtiments va produire une fois ordonnée par le flux de lumière qui s’engouffre à travers l’objectif, pour se projeter enfin au fond de la boîte noire. Le photographe réorganise le monde, c’est ce qui le rapproche de l’historien qui rassemble les faits en un récit. Mais la photographie comme le récit historique n’a pas vocation à l’exhaustivité : tout montrer, tout dire du passé comme du présent est un leurre. En revanche, faire de la précision de la description la méthode qui sera à même d’évoquer sans compromettre est une voie possible; c’est ainsi que la vue détaillée des choses exprime en elle-même une parcelle de réalité qui, dans sa conjugaison aux autres images, forme une écriture des lieux et des événements.
Sédiments visuels : comment l’image décrit-elle les strates de temporalités à travers les matières et les sites ? Le photographe installe sa chambre devant des locaux aux peintures défraichies, aux enseignes frappées d’obsolescence, non par compassion, mais pour signifier en singulière harmonie avec les murs d’ateliers, que le temps est compté. Que la métamorphose ne cesse d’opérer dans les zones où s’activent les hommes. L’or et la rouille coexistent comme les âges de la vie. De même les vues tunnelières peuvent évoquer mystères et inquiétudes quand de suite les ciels lumineux viennent donner aux architectures fonctionnalistes le prestige des forteresses.
L’image du travail condense, elle aussi, différentes temporalités comme différents points de vue. L’outil, l’établi, l’instrument fournissent un répertoire de scènes et de formes. On y trouve aussi bien les appareils les plus modernes que les outils les plus traditionnels, comme si l’espace de production s’arrangeait assez bien des temporalités. Le polissage d’une dérive ou l’attention portée à la découpe d’un filet de poisson nécessite l’art d’un geste, l’exigence d’un regard. Il n’y a pas de hiérarchie dans le savoir- faire, car celui ou celle qui en détient la clé en conserve aussi le secret. Rien de plus noble à représenter, donc, que ceux qui posent ou s’exposent au regard lorsqu’ils accomplissent leur tache, présentent leur œuvre, incarne leur fonction. Comme l’alliance de surfaces luisantes et de crépis essoufflés, l’impression que les images nous donnent est celle d’un monde où l’ancien et le nouveau exhibent une concordance des temps que seule la continuité descriptive de l’image peut contenir : singulières différences unifiées par la représentation, alors que sur les lieux votre regard ferait la part des choses. C’est de cela que se charge le photographe : le travail de donner à voir.
À contempler les coques de navire en cale sèche, les hangars brûlant au soleil, les tôles monochromes des containers aux destinations inconnues, on se dit que n’importe quel port contient mille fois plus de peinture que n’importe quel musée du monde. À chaque époque sa montagne Sainte-Victoire : les formes géométriques des bâtiments modernistes et celles, plus radicales encore, des étages de containers ne forment-ils pas la noble massivité contemporaine ? Celle d’une pensée rationalisée dans son implantation et sa forme nomade de la marchandise ? Quelques arbres et arbustes sont là, comme autant de lettres d’excuses adressées à la nature. Pourtant, Keroman n’est pas un monde clinique de l’industrie de la mer ou bien encore un désert humain. La vie partout est là, dans ces bâtiments terrestres qui ressemblent à des navires échoués. N’est-ce pas le propre d’un port d’être, dans son architecture de service, le prolongement immobile d’une navigation au long cours : le point visé de la perspective ?
Mais le port n’est-il pas aussi, dans l’objectif de la chambre photographique de Daniel Challe, un immense poème marin ? “Les pêcheurs sont morts” peut-on lire sur un muret balayé d’une teinture inégale du rouge qui évoque le sang séché d’un drame épuisé. Plus tard, cette empreinte d’un pied qui, peut-être, fut celui d’un soldat explorant les entrelacs de la couverture de béton de la base de sous-marins. Plus récents, les graffiti, certains d’une force préhistorique, d’animaux, d’êtres imaginaires que l’on verrait en tatouage sur des corps insoumis, et enfin ces enseignes d’un temps révolu. Partout le regard du photographe décèle les traces des fantômes de Keroman. Comme ici, le crabe dessiné, aux côtés duquel l’inscription “war here” nous dit mieux que toutes les histoires que l’Histoire est inscrite dans le béton comme ailleurs dans le marbre; et que, devant cet improbable hommage au marin comme au soldat inconnu, se dresse dans un bleu de régiment, le container devenu la particule élémentaire d’un monde globalisé. Alors chaque ouvrière, chaque travailleur devient le gardien d’un immense tombeau devenu le plus grand port de pêche de France : un monde, reconstruit par la force fière des êtres.
Keroman : une ode photographique, produite par le travail patient d’une énorme chambre photographique aux mains d’un opérateur-poète, machine dans laquelle ce monde aux temps recomposés s’est reconstruit en faisceaux de lumière. “Pas mort” les pêcheurs, les ouvriers, les ingénieurs, les promeneurs, les marchands, les employés : peuple vivant. Keroman désigne désormais tout autant un lieu, une histoire, qu’une œuvre photographique.